« Une réaction à l’hégémonie du Nord »

La Banque du Sud, initiative lancée par le président vénézuélien Hugo Chávez, peine à voir le jour. Les divergences politiques ralentissent la mise en place de cette institution financière, explique Éric Toussaint*.

Thierry Brun  • 4 septembre 2008 abonné·es
« Une réaction à l’hégémonie du Nord »
© * Président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde. Éric Toussaint est politologue et membre du conseil international du Forum social mondial et de la commission présidentielle d’audit intégral de la dette de l’Équateur. Il a publié Banque du Sud et nouvelle crise internationale, aux éditions Syllepse (2008).

La mise en place de la Banque du Sud, qui devait intervenir soixante jours après l’acte fondateur signé en décembre 2007 par sept pays d’Amérique du Sud, prend du retard. Où en est-on ? Y a-t-il des pressions pour faire capoter le projet ?

Éric Toussaint : Effectivement, neuf mois se sont écoulés depuis la signature à Buenos Aires, le 9 décembre 2007, de l’acte fondateur de la Banque du Sud par les chefs d’État de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, de l’Équateur, du Paraguay, de l’Uruguay et du Venezuela. Des divergences entre gouvernements retardent l’entrée en activité de cette nouvelle institution censée renforcer l’intégration latino-américaine. Les accords actuels portent sur Caracas comme siège principal de la Banque, sur le principe « un pays-une voix » (alors qu’à la Banque mondiale et au FMI, les droits de vote sont liés au poids économique et à l’influence politique) et sur le montant du capital de départ (7 milliards de dollars qui pourraient être portés à 10 milliards si d’autres pays adhèrent à la nouvelle institution).
Cela dit, plusieurs éléments clés font débat. Un exemple : le Brésil et l’Argentine, les deux principales économies de la région, voudraient édulcorer le principe « un pays-une voix » en limitant sa portée aux réunions annuelles du directoire de la Banque. En réalité, le Brésil ne ressent pas vraiment le besoin d’une nouvelle banque multilatérale pour l’Amérique latine car il dispose d’une très importante banque publique de développement (BNDES), qu’il contrôle totalement et qui a un portefeuille de prêt largement supérieur à celui de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et de la future Banque du Sud. BNDES finance une très grande quantité de projets dans toute l’Amérique latine et au-delà, à condition que les pays récipiendaires achètent « brésilien ». Cela permet aux entreprises brésiliennes d’exporter leurs marchandises ou de réaliser de grands travaux d’infrastructure. En conséquence, le gouvernement a adhéré à reculons au projet de Banque du Sud, d’autant que cette institution latino-américaine a été initiée par Hugo Chávez, qui pratique une ligne plus radicale que Lula, que ce soit à l’égard de Washington et de Bruxelles ou des capitalistes latino-américains.

Illustration - « Une réaction à l’hégémonie du Nord »

La Banque du Sud devrait financer une politique latino-américaine de réforme agraire. Bernetti/AFP

Quels sont les choix à faire ?

Au-delà des termes dans lesquels les divergences s’expriment entre négociateurs, il s’agit selon moi de faire le choix entre deux options. Ou bien mettre en place une banque qui soutiendra un projet néo-développementiste voulu à la fois par des grandes entreprises privées ou mixtes, principalement brésiliennes ou argentines, et soutenu par Buenos Aires et Brasilia (par exemple, le gouvernement de Lula prend pour modèle la construction de l’Union européenne, où dominent les intérêts du grand capital). Ou bien se doter d’un instrument de financement de politiques économiques, sociales et culturelles : ce projet s’éloignerait de la logique de la recherche du profit et donnerait la priorité à l’intégration en appliquant les différents pactes qui garantissent les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.
Concrètement, la Banque du Sud devrait financer une politique latino-américaine de souveraineté alimentaire et de réforme agraire. Dans le domaine de la santé, il faudrait doter la région d’une industrie pharmaceutique publique de production de médicaments génériques de haute qualité. Il faudrait revitaliser et connecter les réseaux ferroviaires. Se doter d’une politique commune dans différentes matières : la recherche et le développement, la politique scolaire, l’environnement. Donner la priorité à la reprise du contrôle public sur les ressources naturelles. Financer une réduction des asymétries entre les pays comme la Bolivie, le Paraguay et l’Équateur, dont les revenus sont nettement inférieurs à ceux du Brésil, de l’Argentine et du Venezuela. Bref, une politique visant à unifier les droits sociaux vers le haut.
Il est donc très important que la négociation sur la Banque du Sud ne reste pas cantonnée au niveau des gouvernements. D’ailleurs, à deux reprises déjà, les mouvements sociaux des pays concernés ont adressé une lettre aux sept présidents en faisant toute une série de propositions. Ainsi, ils s’opposent à ce que les fonctionnaires de la nouvelle institution aient droit aux privilèges et à l’impunité dont bénéficient les fonctionnaires du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et d’autres institutions internationales. Ils veulent des garanties de transparence et de contrôle.

La création de la Banque du Sud vient en réaction à l’hégémonie des pays du Nord et des politiques néolibérales de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et de la Banque interaméricaine de développement. Aura-t-elle vocation à se substituer aux institutions de Bretton Woods et à devenir une institution internationale ? L’ONU devrait-elle jouer un rôle ?

Effectivement, la Banque du Sud est une réaction à l’hégémonie des pays du Nord. Sa création est rendue possible et nécessaire grâce à la conjonction de plusieurs facteurs. La Banque mondiale et le FMI sont en crise à plusieurs niveaux, avec des résultats catastrophiques pour les peuples du consensus de Washington. Le Brésil et l’Argentine ont remboursé de manière anticipée le FMI, le Venezuela a fait la même chose avec la Banque mondiale. L’Équateur a expulsé en avril 2007 le représentant permanent de la Banque mondiale à Quito et a créé une commission d’audit de toutes les dettes publiques, y compris multilatérales. La Bolivie a quitté le Cirdi (Centre international de règlement des différends sur les investissements), sorte de tribunal de la Banque mondiale. Les pays qui ont adhéré à la Banque du Sud détiennent plus de 300 milliards de réserves de change. Ils peuvent mettre une partie de cette somme en commun plutôt que de continuer à la prêter au gouvernement des États-Unis en lui achetant des bons du trésor rémunérés dans une monnaie en dévaluation constante. Les gouvernements de ces pays sont de gauche ou de centre-gauche.
Selon moi, la Banque du Sud pourrait se substituer à la BM et à la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (Bird). Par ailleurs, il faudrait créer un Fonds monétaire du Sud et, si possible, aller vers une monnaie du Sud. D’autres régions du Sud pourraient se doter d’une telle banque. Les différentes banques pourraient développer une collaboration Sud-Sud. Les institutions de Bretton Woods sont évidemment très inquiètes de cette situation : elles souhaiteraient être invitées à faire partie de la Banque du Sud, ou au moins à y disposer d’un strapontin, et font des démarches en ce sens. Certains secteurs de l’ONU sont très intéressés. Je viens de participer, fin juin 2008, à un séminaire international sur la Banque du Sud organisé par son secrétariat général à Quito. Elle suscite beaucoup d’espoir car les citoyens latino-américains veulent que les gouvernements qu’ils ont élus profitent de la situation historique favorable pour réellement mettre en pratique une politique d’intégration alternative au modèle néolibéral.

Temps de lecture : 7 minutes