« Art.13 » de Phia Ménard, les flux vibratoires

Fable contemporaine axée autour de la notion de frontière, l’inclassable nouvelle pièce de Phia Ménard génère une rare puissance de remuement contre le vieux monde patriarcal.

Jérôme Provençal  • 22 novembre 2023 abonné·es
« Art.13 » de Phia Ménard, les flux vibratoires
La fin de la pièce pulvérise joyeusement toutes les frontières.
© Christophe Raynaud de Lage

En mouvement depuis la fin des années 1990, à la tête de la compagnie Non Nova (installée à Nantes), Phia Ménard – à la fois jongleuse, performeuse, chorégraphe et metteuse en scène – explore un territoire scénique sans limite. Son travail gravite ainsi entre plusieurs sphères – théâtre, danse, nouveau cirque, arts visuels – et se matérialise sous diverses formes – spectacles, performances, installations… «Le chemin de ma pensée est une jungle en réappropriation », écrit-elle dans une note d’intention.

Art.13 / Phia Ménard / Malraux, scène nationale Chambéry-Savoie, 10 et 11 janvier  / MC93, Bobigny, du 23 au 28 janvier (sauf 25). Calendrier de tournée à retrouver ici.

Après La Trilogie des contes immoraux (pour Europe), projet d’une ampleur presque démiurgique – constitué de trois pièces très différentes les unes des autres – sondant en profondeur notre continent, Phia Ménard présente maintenant Art.13, dont la création a eu lieu mi-septembre à la Biennale de danse de Lyon et que nous avons pu découvrir fin octobre à Auch, dans le cadre du festival Circa. Le titre de cette nouvelle pièce fait référence à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule ceci : «Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » S’est trouvé ainsi solennellement formulé, en 1948, le droit des êtres humains à traverser et habiter le monde à leur guise, un droit pourtant contrarié chaque jour, voire démenti, par la réalité des frontières et des murs – ou autres barrières – qui les protègent.

Phia Ménard a entamé une réflexion sur la libre circulation après avoir accueilli avec sa compagne, dans leur logement parisien, des mineurs isolés originaires d’Afrique de l’Ouest (Ghana, Sénégal, Mauritanie), en synergie avec l’association Paris d’exil. «Ces jeunes nous ont raconté beaucoup de choses sur leurs parcours, confie Phia Ménard. Étant blanche, européenne, avec un passeport me permettant d’aller partout ou presque, je me suis demandé comment agir face à ces parcours d’une violence terrible, comment traiter du sujet de la frontière. »

Étant blanche, européenne, avec un passeport me permettant d’aller partout ou presque, je me suis demandé comment agir face à ces parcours d’une violence terrible.

P. Ménard

En parallèle, l’artiste cultivait le désir de créer un solo pour la danseuse Marion Blondeau, avec laquelle elle avait déjà travaillé sur la pièce Saison sèche – présentée au Festival d’Avignon en 2018. « Je suis très intéressée par sa gestuelle autant que par son parcours. Ayant fréquenté, entre autres, l’École des sables de Germaine Acogny, à Dakar, Marion s’est imprégnée de pratiques chorégraphiques très diverses, en particulier sur le pourtour méditerranéen. J’ai le sentiment qu’elle n’a pas de frontière. » En 2018, Phia Ménard est invitée à s’exprimer à l’Unesco à l’occasion des 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et elle a par ailleurs pris part aux commémorations. C’est à ce moment-là que lui est venue l’idée de concevoir une pièce avec Marion Blondeau à partir de l’article 13 de ladite Déclaration.

Vieux monde patriarcal

Amorcé avant la pandémie de covid-19, le processus créatif a mobilisé plusieurs autres personnes, dont Camille Louis (à la dramaturgie) et Ivan Roussel (à la création sonore, remarquable). Se développant au confluent du réel et de l’imaginaire, la pièce débute dans un décor de jardin à la française au centre duquel se dresse une fière statue masculine juchée sur un socle massif. L’ensemble offre une parfaite représentation du vieux monde patriarcal. Au son d’un impressionnant orage bruitiste émerge peu à peu, de sous la pelouse, une créature vêtue d’une tenue de sport et affublée d’un masque animal indistinct. À l’aide d’une hache, celle-ci s’attaque bientôt au jardin et à la statue. Malgré son énergie et son vocabulaire corporel très expressif, elle semble devoir inéluctablement se heurter à un obstacle, toujours plus imposant. Traversée d’intenses flux lumineux et sonores, dans une ambiance d’apocalypse libératrice, la fin de la pièce – qui symbolise le passage de l’autre côté du mur/miroir pour cette moderne Alice – ouvre vers le cosmos et pulvérise joyeusement toutes les frontières.



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Spectacle vivant
Temps de lecture : 4 minutes