L’antilibéralisme, c’est quoi ?

À l’écart des débats sur une candidature unique, nous avons voulu nous interroger sur l’histoire de l’antilibéralisme et ses multiples définitions. Rencontre avec des militants et avec le philosophe Philippe Corcuff.

Denis Sieffert  • 24 janvier 2007 abonné·es

Apparemment, les mots se disputent quelques arpents de paysage politique, quelque part entre le parti socialiste et la Ligue communiste révolutionnaire. Mais tout le monde en convient, ils réunissent de plus en plus de monde : « gauche de la gauche », « gauche antilibérale », voire « extrême gauche ». Dans tous les cas, il s’agit de définir cet espace situé à gauche du parti socialiste, et qui empiète sur le parti socialiste lui-même : Jean-Luc Mélenchon, Henri Emmanuelli et le Laurent Fabius qui dit « non » au référendum européen sont aussi des antilibéraux.

Qui sont-ils, tous ceux qui se reconnaissent plus ou moins sous ces étiquettes ? Et de toutes ces définitions, quelle est la moins mauvaise ? À la veille de la réunion des collectifs antilibéraux qui se tenait le week-end dernier à Montreuil, nous avons interrogé des militants, et nous avons demandé à Philippe Corcuff, philosophe et lui-même militant, de nous donner son analyse. Il en résulte évidemment des appréciations différentes. Philippe Corcuff plaide pour une réaffirmation de l’anticapitalisme, qui, selon lui, dissiperait bien des ambiguïtés. Car il est vrai que, par timidité ou par goût de la litote, certains emploient en effet « libéralisme » pour « capitalisme » et « antilibéralisme » pour « anticapitalisme ». Ceux-là, sans doute, ont cédé du terrain au terrorisme intellectuel qui, au cours des années 1990, s’est employé à discréditer tout vocabulaire évoquant de près ou de loin le marxisme et la lutte des classes. Mais, pour beaucoup, « libéralisme » est utilisé dans son véritable sens, ou dans l’une de ses véritables acceptions. Les choses alors se compliquent. Et il n’est pas inutile de rappeler que les mots n’ont pas toujours la même portée selon les époques et les circonstances.

À l’origine, libéraux et antilibéraux s’opposent sur la façon de réguler la société. Pour les premiers, c’est le marché qui opère cette régulation. Poussée à l’extrême, cette conception conduit au célèbre « laissez faire, laissez passer » cher à l’économiste Gournay. C’est un refus du politique. Mais c’est aussi une réponse historique à un État et à des fiefs tout-puissants, et une tentative de conquérir contre des hiérarchies sociales rigides une certaine autonomie pour les individus. D’où le voisinage entre « libéralisme » et « liberté ». Il ne s’agit pas seulement de la « liberté » du marché, mais aussi de celle des humains qui s’émancipent du pouvoir de l’État de droit divin.

Ce bref rappel éclaire aussi sur l’évolution des pays d’Europe de l’Est. Le libéralisme y apparaît comme un antidote à l’étatisme stalinien. À l’inverse, pour les antilibéraux, ce n’est pas le marché, c’est le contrat qui régule la société. C’est le politique. Ils sont plus les héritiers de Rousseau que d’Adam Smith. Mais cet antagonisme n’a pas toujours la même signification au gré de l’histoire et des pays. Dans le contexte d’aujourd’hui, qui est celui de la tyrannie des marchés, et particulièrement des marchés financiers, la liberté est incontestablement du côté de l’antilibéralisme. Nous savons que le libéralisme n’est pas un mode de régulation de la société, mais un dérégulateur. Il démantèle tout ce qui fait société, à commencer par ce que nous appelons les services publics. Ce qui était autonomie émancipatrice de l’individu devient individualisme forcené.

Pour autant, l’antilibéralisme ne peut se satisfaire de cette résistance aux excès du libéralisme. Il lui reste à fonder sa doctrine. Les antilibéraux sont-ils hostiles à toute idée de marché ? Peuvent-ils l’être in fine sans recréer à leur insu les conditions d’un étatisme autoritaire ? Ou d’un souverainisme national ? Ou bien sont-ils pour soustraire au marché des pans entiers de l’activité humaine qu’un libéralisme sauvage veut engloutir ? C’est l’un des grands acquis de la mouvance antilibérale de se poser, entre autres, ces questions.

Depuis dix ans, le mouvement altermondialiste, Attac, la Fondation Copernic et maintenant les collectifs antilibéraux ont produit de la réflexion sur ces sujets. Une abondante littérature trace des pistes [^2]. Les difficultés politiques autour de la question de la candidature unique ne doivent pas faire oublier les acquis de ce travail et la transformation d’une logique de pure protestation en élaboration positive d’un projet qui ne se satisferait plus des définitions actuelles.

[^2]: Lire notamment l’Autre Campagne, quatre-vingt propositions à débattre d’urgence. Ouvrage coordonné par Georges Debrégeas et Thomas Lacoste, La Découverte, 286 p., 14 euros.

Politique
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