« Ne pas laisser le libéralisme aux néolibéraux »

Enseignant
la sociologie et la philosophie politique
à Sciences-Po Lyon, Philippe Corcuff a récemment proposé une relecture de gauche de
la notion d’individu.
Il analyse l’ambiguïté tenace entre libéralisme politique
et défense incondi-tionnelle
du marché.

Olivier Doubre  • 24 janvier 2007 abonné·es
« Ne pas laisser le libéralisme aux néolibéraux »
© Philippe Corcuff a récemment coordonné (avec Sophie Wahnich) un dossier sur « Les Lumières : actualités d'un esprit », dans la revue Contretemps (n° 17, Textuel) À lire également, chez Textuel : Les Socialismes français à l'épreuve du pouvoir (1830-1947). Pour une critique mélancolique de la gauche (avec Alain Maillard, 2006) et Politiques de l'individualisme, entre sociologie et philosophie (avec Jacques Ion et François de Singly, 2005).

Pouvez-vous revenir sur les origines du libéralisme politique ?

Philippe Corcuff : Tout d’abord, il faut rappeler que la notion de libéralisme a été constituée de manière homogène après-coup : elle n’a été développée qu’au début du XIXe siècle. Cependant, deux grandes questions libérales ont marqué la fin du XVIIe et le XVIIIe siècles, avec des auteurs comme John Locke et Montesquieu. En premier lieu, les droits politiques, à la fois individuels et collectifs, qui se sont affirmés contre l’absolutisme. Ensuite, ce que j’appelle la limitation réciproque des pouvoirs. Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu écrit : « Il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette perspective est le fait d’une réaction de prudence face aux risques récurrents de monopolisation du pouvoir. Ce sont là des éléments précurseurs de ce que pourrait être un libéralisme politique.

Qu’en est-il du libéralisme économique ?

Il repose sur l’idée que le marché est le meilleur régulateur de l’ordre social et qu’il faut donc limiter au maximum l’intervention étatique. Adam Smith a avancé cette idée dans son livre le plus connu, De la richesse des nations (1776). Or, il faut savoir qu’Adam Smith était avant tout un philosophe moral. Il y a donc au moins deux Adam Smith. Dans De la richesse des nations , le rôle central du marché est fondé sur une anthropologie partant du « penchant » au « troc » et des calculs coûts/avantages des individus (les homo oeconomicus ). Mais il a aussi écrit une Théorie des sentiments moraux (1759), dont la dimension centrale est une anthropologie de la sympathie entre les hommes, le « plaisir de la sympathie réciproque » surplombant les calculs individuels. La limitation réciproque des pouvoirs de Montesquieu peut donc servir à critiquer le pouvoir croissant du marché, tout comme la sympathie smithienne à mettre en cause les présupposés anthropologiques simplistes véhiculés par le néolibéralisme économique actuel.

Or, une grande partie de la gauche se dit aujourd’hui antilibérale…

Il serait trompeur de laisser au néolibéralisme économique contemporain le monopole du terme « libéral ». Pourquoi continuer à laisser penser que les libertés seraient nécessairement associées au marché ? Dans les années 1980, la vulgate néolibérale ­ la « pensée unique » ­ a dominé l’espace public presque sans partage. Mais, depuis le milieu des années 1990, les dogmes néolibéraux n’ont plus la position hégémonique qu’ils ont eue entre 1983 et 1995, même s’ils demeurent les référents des politiques publiques menées par la droite et par la gauche. On trouve de plus en plus, dans chaque camp, des critiques des « excès du néolibéralisme » . Ce dernier apparaît presque honteux : il se pratique en pouvant de moins en moins s’afficher pleinement.

La gauche de la gauche ne devrait-elle pas, elle aussi, cesser d’utiliser le terme antilibéral ?

Dans leurs branches marxistes comme anarchistes, les gauches radicales ont souvent eu une vision trop simplifiée de l’État, en tendant à le considérer comme un bloc unifié d’oppression. Leur mot d’ordre était : « Brisez l’État ! » , qu’il soit défini comme « bourgeois » et/ou « autoritaire » . Or, la tendance néolibérale du capitalisme a mis en évidence que l’État est une réalité plus composite, avec notamment un État social. Une grande partie des mouvements sociaux de ces dernières années n’ont-ils pas mis l’accent sur la défense des services publics, de la Sécurité sociale et des retraites, et donc de composantes de l’État ?

Les institutions étatiques portent aussi des acquis des luttes sociales, qui constituent des formes de protection des droits individuels et collectifs. C’est ce que Robert Castel a appelé les « supports sociaux de l’individu moderne » . Il faut pouvoir penser les dimensions protectrices de l’État. Mettre en relation les critiques marxistes et libertaires avec une certaine pensée républicaine de la positivité des institutions publiques, dont la tradition sociologique qui va de Durkheim à Castel a fourni des aperçus stimulants, me semble indispensable pour appréhender les ambivalences des dispositifs étatiques. La théorie de cette nouvelle approche de l’État, déjà présente de manière implicite dans les pratiques sociales, n’est pas encore assumée par la gauche de la gauche. À l’heure de l’émergence altermondialiste, cela suppose aussi d’envisager les institutions publiques à une échelle européenne et mondiale, et de ne pas les enfermer dans un cadre national.</>

Est-il temps pour la gauche de se réapproprier le terme de libéralisme ? Ou doit-elle utiliser un autre mot ?

Je pense surtout qu’il faut redonner sens aujourd’hui à l’anticapitalisme ! Cela éviterait les ambiguïtés du terme antilibéral, comme l’association du marché et des libertés ou encore la nostalgie d’un capitalisme davantage régulé. Cette deuxième ambiguïté supposerait que l’on ne pourrait pas sortir du capitalisme, et qu’un peu plus de régulation publique suffirait à corriger les injustices capitalistes. Je ne le pense pas. L’inégale répartition des richesses, les frustrations marchandes des individualités et les dégâts écologiques de la logique du profit nous obligent à inventer une société non-capitaliste.

Politique
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