De terre et de larmes

Au Vietnam, Boris Lojkine accompagne deux anciens soldats vietcongs et une veuve sur les traces de leurs morts, restés sans sépulture.

Ingrid Merckx  • 1 février 2007 abonné·es

Il fait maintenant quasiment nuit dans le cimetière. Elle continue, en trottinant, en sanglotant, de planter des bâtons d’encens devant les tombes sans nom, comme on le lui commande. Derrière elle, un train passe, signe d’un quotidien qui perdure, extérieur à sa souffrance. Soudain, elle ne pleure plus, elle crie. Profondément. Longtemps. Comme pour laisser sortir sa douleur vieille de trente ans. Et tenter un contact absolu et désespéré avec le mort.

Quand Mme Tiêp a perdu son mari, ils n’avaient pas 30 ans. Il est mort à la guerre, en montagne. Son corps n’a jamais été retrouvé. Elle ne s’est pas remariée. Mais, surtout, elle n’a pas pu faire son deuil. Aujourd’hui, la soixantaine passée, hantée par les atrocités qu’on raconte sur ce qu’il est advenu de certaines dépouilles, elle pleure de ne pas savoir où est enterrée celle de son mari. Son âme de martyr, sacrée au Vietnam, n’a pas de point d’ancrage.

C’est pour interrompre l’errance des âmes sans sépulture que certains Vietnamiens se lancent à la recherche des disparus. Pour retrouver des camarades de combats, comme Tho et Doan, anciens soldats viet-congs. Ou un membre de leur famille, comme Mme Tiêp. Une démarche qui relève à la fois du devoir ­ les Vietnamiens rendent au moins chaque mois le culte à leurs ancêtres ­ et de la responsabilité individuelle et nationale. Leur quête prend la forme d’un voyage horizontal (ils sillonnent le pays en train, en moto) et vertical : ils remuent la terre et les souvenirs dans un même élan mystique. Si les morts sont très présents, via des autels bien en vue dans les maisons, les Âmes errantes est moins un film de fantômes qu’un film sur les vivants. Boris Lojkine scrute d’abord les corps, les mouvements, les grimaces.

Le documentariste français s’attache, une nouvelle fois, aux pas de « ceux qui restent » (titre de son précédent film réalisé au Vietnam). Pas de voix off, pas de commentaire, pas d’intrusion dans le champ, il accompagne les voyageurs avec une incroyable discrétion : jamais touriste, jamais voyeur non plus, même quand il regarde Mme Tiêp pleurer. La douleur de cette femme sort nue et digne. Belle comme ce pays qui est filmé sans exotisme, avec le regard de celui qui y a vécu et qui sait traduire le climat de la campagne au petit matin, celui des bords de routes, ou celui des resto-cantines à l’amère lumière. Entre ces présents et leurs absents, Boris Lojkine trouve la bonne distance, la bonne place.

Culture
Temps de lecture : 2 minutes