Les Goulags de la démocratie, par Angela Davis

Figure du féminisme et de l’antiracisme, Angela Davis estime que le système carcéral américain est le miroir d’une démocratie fondée sur des inégalités sociales et raciales.

Clotilde Monteiro  • 22 février 2007 abonné·es

La démocratie américaine est un mirage. La raison de « la perpétuation systématique de la peine de mort aux États-Unis ­ cas unique parmi les pays industrialisés du monde ­ est le racisme qui associe la peine de mort à l’esclavage ». Cette assertion donne le la de la pensée critique toujours aussi radicale d’Angela Davis. En s’appuyant sur les philosophies marxistes, la féministe noire américaine analyse les rouages d’une société qu’elle qualifie de « racialiste » . Elle reconsidère le régime carcéral américain, dont les fondements socialement inégalitaires puisent, selon elle, dans le passé esclavagiste étasunien.

Le 3e Congrès mondial contre la peine de mort, qui s’est achevé à Paris le 3 février, a dénoncé une nouvelle fois le triste record des États-unis, en tête des pays démocratiques en matière de condamnation à mort : en 2006, 56 personnes y ont succombé. Le Japon, en deuxième position, a exécuté 4 condamnés l’an passé. Loin de se contenter de prôner l’abolition de la peine de mort, Angela Davis, défend tout au long de ce recueil d’entretiens, réalisés par le philosophe Eduardo Mendieta [^2], l’idée plus large d’une « démocratie abolitionniste », dans laquelle l’existence même de la prison serait remise en question. Afin d’aboutir au démantèlement de l’oppression sous toutes ses formes.

Illustration - Les Goulags de la démocratie, par Angela Davis


Angela Davis lors de son procès le 5 janvier 1971, à San Rafael, en Californie. AFP

Plus de deux millions de personnes, très majoritairement noires, occupent actuellement les prisons américaines. Un chiffre qui, selon Angela Davis, en dit long sur l’état de la société américaine. D’autant que, parmi celles-ci, figurent un grand nombre de sans-abri, de chômeurs et d’exclus de tous ordres, rejetés en dehors de la loi et du corps social. Des sous-citoyens broyés par ce qu’Angela Davis nomme le complexe carcéro-industriel. « Ce qui ne veut pas dire que les détenus n’ont pas commis ce que nous appelons des « crimes » », précise-t-elle, en soutenant que l’accroissement de l’incarcération est le plus souvent le résultat de l’accroissement de la surveillance. La prison est devenue, à l’échelle de la nation américaine, un moyen fictif de faire disparaître les problèmes sociaux en enfermant ceux qui les incarnent et que l’État se refuse à prendre en compte. Angela Davis observe notamment que les femmes constituent le secteur de la population carcérale dont la croissance est la plus rapide, « bien que les immigrants ne soient peut-être pas très loin derrière ».

Le développement du complexe carcéro-industriel s’est effectué en miroir du système militaro-industriel. D’une part, les prisons fournissent une main d’oeuvre bon marché à d’innombrables entreprises. D’autre part, de nombreux jeunes de couleur s’engagent dans l’armée pour échapper à la pauvreté, à l’analphabétisme et à la toxicomanie, qui les mèneraient directement en prison. Angela Davis envisage le système carcéral américain « non seulement comme un appareil de répression des militants politiques, mais également comme une institution intimement liée à la pérennité du racisme » .

La voix d’Angela Davis porte d’autant que cette ex-membre des Blacks Panthers et du Parti communiste américain fut placée sur la liste des dix personnes les plus recherchées par le FBI, à la suite de fausses accusations. Condamnée à la peine capitale, en 1970, la jeune militante fut acquittée après seize mois de prison grâce à une mobilisation internationale sans précédent [^3]. Cet événement, son engagement de longue date pour le droit des prisonniers et son combat pour l’abolition de la peine de mort et des prisons ont fait d’Angela Davis une figure mythique de la pensée progressiste et antiraciste américaine.

Dans ces entretiens nourris de réflexions philosophiques, politiques et sociologiques, elle donne une vision de l’intérieur d’une « démocratie capitaliste » fondée sur la domination d’un groupe, les Blancs, sur un autre groupe, les Noirs. Une démocratie qui persiste, selon elle, à prouver « son incapacité à croître et à se développer sans étendre et intensifier l’exploitation entre humains » . Ces entretiens ont été réalisés sur une période de huit mois au moment où les médias révélaient l’usage de la torture à Guantanamo et à Abou Ghraïb. Cette actualité n’a fait que conforter Angela Davis dans son idée d’une nécessaire « démocratie abolitionniste » qui, en se substituant à l’actuelle « démocratie capitaliste », pourrait briser le continuum racialiste.

Les États-Unis sont passés du colonialisme à l’impérialisme et, selon Angela Davis, « la prétendue guerre contre le terrorisme a permis de canaliser les angoisses nationales voire nationalistes » , comme l’avait fait l’anticommunisme au moment de la guerre froide. Le nationalisme a toujours besoin d’un ennemi, explique-telle, qu’il soit intérieur ­ le Noir, le communiste ­ ou désormais extérieur ­ le terroriste, le musulman ou l’Arabe. Cette conception perverse et dévoyée de la démocratie « ne peut s’inventer et se développer que comme le visage affirmé des horreurs dépeintes par les photos d’Abou Ghraïb, des agonies physiques et mentales vécues tous les jours dans les prisons d’ici et du monde entier ».

[^2]: Directeur de la Radical Philosophy Review, pour laquelle il a notamment interviewé Jürgen Habermas et Noam Chomsky.

[^3]: La campagne « Free Angela Davis », qui s’accompagnait de la célèbre photo de la jeune femme, avait alors fait le tour du monde.

Idées
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