Les kiosquiers paient pour les gratuits

La parution d’un nouveau journal gratuit fait grimper la colère des kiosquiers. Une concurrence déloyale s’ajoute à d’éprouvantes conditions de travail.

Jean-Claude Renard  • 22 février 2007 abonné·es

Après Métro , 20 Minutes , et récemment Direct soir, il faut maintenant ajouter dans le Caddie de la presse gratuite Matin Plus . Le groupe de Vincent Bolloré, déjà propriétaire de Direct soir , vient de lancer un nouveau quotidien gratuit à Paris, en partenariat avec le journal le Monde . 70 % Bolloré, 30 % le Monde . Du côté du boulevard Blanqui, il s’agit de faire tourner un peu mieux son imprimerie, déjà largement déficitaire. L’opération devrait rapporter deux millions d’euros par an. Suivre aussi l’idée selon laquelle le seul réservoir de publicités est dans les gratuits. Alors, autant participer à ce secteur en développement, plutôt que laisser les autres le faire.

La presse gratuite ne date pas d’hier. Mais d’avant-hier. Au mitan des années 1960. Gratuite, car entièrement financée par la publicité. À ses débuts, elle se cantonne aux petites annonces. La presse gratuite d’information (PGI) est apparue en France en février 2002, avec Métro , publication distribuée de la main à la main ou en présentoirs, plutôt devant les stations de métro. Né à Stockholm en 1995, sous la houlette d’un groupe suédois, et avec la participation de TF 1 à hauteur de 34 % depuis 2003, Métro est diffusé, dès 7 heures, à 540 000 exemplaires sur les trottoirs français (dont 318 000 à Paris). En mars 2002, pareillement généraliste, 20 Minutes emboîtait le pas. À plus de 700 000 exemplaires en France, dont 400 000 dans la capitale. Voilà pour les lève-tôt. Paraissant depuis juin 2006, Direct soir inonde les mêmes lieux en fin d’après-midi. Le journal se veut un « picture magazine au ton décalé et positif ». Pas moins de 500 000 exemplaires. Gavés de publicités.

Dernier né de la couvée donc, Matin Plus , distribué sur Paris depuis le 6 février dernier, à la suite d’un réseau provincial. Ce sont là 350 000 exemplaires en Île-de-France. Matin Plus se démarque des autres en glissant chaque jour deux pages du Monde , son partenaire, dans les siennes. Pour le reste, même topo. Une cascade de brèves, d’infos, sans papier de fond. Une information au raccourci hardi (façon Paolo Uccello mais sans le génie pigmenté), surtout pas d’opinion. Ni enquête ni investigation. Encéphalogramme plat, diraient les chirurgiens. D’un exemplaire l’autre, la part belle est au people, à la météo, à la télévision. Et à l’image. Direct soir se targue de quatre-vingts images par numéro de vingt-huit pages. Qu’on se rassure : elles sont légendées. Il faut bien glisser un peu de texte dans cette tambouille, entre deux publicités.

Avec une telle masse d’exemplaires et de papier (superflu), les kiosquiers font grise mine. Voire plus. Il existe 28 000 points de vente presse en France (contre 119 000 en Allemagne). Soit 3 000 de moins qu’il y a cinq ans. Dans la rondeur de ces chiffres, 800 kiosquiers qui, par « définition », vendent exclusivement journaux et magazines. Forcément, la presse gratuite crée un manque à gagner, variant entre 15 % et 20 %, selon une estimation non officielle. Une situation délicate qui s’ajoute à d’âpres conditions de travail. « Il faut être coriace, confie un kiosquier, installé au sortir du métro Parmentier, à Paris, pour supporter le froid, la chaleur, la pluie. » Enfermé dans une cahute, sans toilettes. Ça pisse donc dans une bouteille. Voilà aussi un véritable bureau de renseignements. Qui pour telle rue, qui pour les cartes téléphoniques, les cigarettes, qui pour les cartes postales. S’agit de résister aux pires assauts des pires conneries. Sur des journées longues. À 6 heures le matin, déballage. À 19 heures, 20 heures, ou même 22 heures, remballage des journaux. Les kiosques ont pour obligation de présenter tous les titres déposés par les NMPP. La commission est de 18,50 % pour un quotidien, de 19,90 % pour un magazine (en banlieue, c’est en moyenne 2 à 4 % de moins). Selon la taille des kiosques, le nombre de titres oscille entre 700 et 3 300.

Tel est le cas du grand kiosque de la place du Colonel-Fabien, ouvert tous les jours, même le dimanche. Son propriétaire y déplore « le manque de relations avec les NMPP. Les rapports avec les commerciaux sont inexistants. Les invendus ne sont pas toujours remboursés. Enfin, nous sommes toujours dans le surstockage. » Idem pour cette kiosquière de Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, avec ses 2 000 titres, au sortir du métro Gallieni : « On vendrait des quantités des journaux s’ils étaient mieux exposés, si leur couverture était visible. » Il s’agit donc de ranger au mieux, de faire tourner les titres, avant un déstockage tous les trois mois. Elle doit également faire face au rayon presse du centre commercial Auchan, tandis qu’autour d’elle, la presse gratuite est distribuée à tour de bras. Même sombre tableau au carrefour de l’Odéon, devant un ballet continu de Matin Plus, Métro ou Direct soir . Le kiosquier se refuse de chiffrer les pertes, mais « ça ne marche plus du tout ! » .

Il existe pourtant un décret municipal : la distribution de la presse gratuite doit être mobile ; on ne peut la tendre au quidam, c’est à lui de la prendre ; le dépôt de présentoirs est interdit sur la voie publique. Mais la mairie n’a pas le pouvoir de faire appliquer la loi. Cela relève de la préfecture de police. « Bien évidemment , observe un autre kiosquier *, les flics ne vont pas se déplacer à chaque infraction. Et les huissiers ne courent pas les rues ! »* Plutôt en colère, quelques dizaines de kiosquiers ont manifesté à la Nation, lundi 5 février, avant de saisir les gratuits distribués sur la place. « C’était facile , dit l’un d’eux. C’est gratuit. On n’avait qu’à se servir ! »

Le lendemain, à l’occasion de la première édition parisienne de Matin Plus , avec une centaine de kiosquiers (sur 285 à Paris), celui du carrefour de l’Odéon a boycotté la vente du Monde . Boycott symbolique, ponctuel. Beaucoup de ces professionnels, malgré les journées de travail interminables, sont smicards. Pour le Syndicat national de la librairie et de la presse, « plutôt que de chercher de la publicité , le Mond e devrait aller chercher un lectorat ! » . Les revendications ne manquent pas : « Parvenir à une commission dépassant les 20 %, au diapason du tarif européen, harmoniser les commissions, qui diffèrent de 14 à 30 % selon les points de vente, et à un réglage des flux. Si on vend dix exemplaires, en recevoir douze, certes. Mais pas dix-huit ! »

Dans cet esprit, les NMPP vont suggérer un plan de relance au printemps dans la région de Reims : des titres adaptés à la clientèle, la prise en compte du marchand de journaux et une réduction du nombre des titres (la moyenne d’invendus est de 41 %), qui permettrait une meilleure visibilité. Le plan pourrait s’étendre en France en 2008. Mais ne s’appliquerait pas aux quotidiens. D’ici là, certains kiosquiers ont prévu une grève le lundi suivant le 1er tour de la présidentielle. On s’en doute : au-delà des kiosquiers, c’est bien l’avenir de la presse qui est en jeu. Son avenir, son indépendance, sa liberté. À vrai dire, presse gratuite ou pas, acheter son canard est une affaire de responsabilité citoyenne. En attendant, le kiosquier encahuté possède toujours sa petite bouteille. En cas de besoins. Et à défaut de violon.

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