Bribes et débris

À travers des portraits de prostituées, Rithy Panh révèle les fêlures de la société cambodgienne.

Jean-Claude Renard  • 22 mars 2007 abonné·es

Le cadre est nu, exigu aussi, les pièces sont dépourvues de fioritures dans ce building du centre de Phnom Penh. Impressions de lieu de passage, habillé de nattes en plastique sur un carrelage clair. Des valises servent d’armoire. Les murs sont blanchis à la chaux grisâtre, recouverts de photos de mannequins, de têtes couronnées, de dessins naïfs, les fenêtres vêtues d’un bleu cobalt. Évier, bassine en guise de salle d’eau. Des rayons de soleil sèchent un linge suspendu sur une corde. Des jouets ici et là. À l’intérieur du cadre, cinq jeunes femmes, entre 19 et 23 ans. Ça mange accroupi des petits crabes et du riz, ça fume du mâ. Suite de confessions et confidences. À quelques pas de là, elles vendent leur corps pour « acheter du riz au kilo » , nourrir ainsi leur famille. Moins de dix dollars la passe. Là-dessus, elles doivent payer nourriture et logement, rembourser leurs dettes auprès de leurs patronnes. Elles sont battues, abusées, violées aussi, humiliées par leurs familles, les clients, les rabatteurs, les maquerelles. « On nous écrase comme de la craie » , observe l’une d’elles. « Quand on s’étend sur un lit, c’est comme si l’on s’allongeait sur une planche de boucher. On le fait pour l’argent, mais on reste pauvre. » Avec l’idée d’être toujours dans la faute.

Les journées se suivent. Elles se ressemblent. Un peu de maquillage, des clients. Des avortements à répétition, le risque du sida (les Blancs exigent de baiser sans capote). Guère d’illusions, guère de projets. Pas de commentaires. Il y a seulement la voix off de ces filles sur les images crues, calées dans le bourbier ambiant, des voix ponctuées de chansonnettes crachant la misère affective et matérielle. La caméra s’autorise de rares incursions dans la ville dégoulinant de bars éclairés aux néons. Beaucoup de plans rapprochés. Forcément. La vie en prend plein la gueule. Sans distanciation. Sans ménagement. Cette caméra plongeant au pays des mangues vertes ne s’épargne pas de fatalisme. D’où le curieux titre, Le papier ne peut pas envelopper la braise . Saisi parmi d’autres phrases, dont on comprend le sens au fil des confidences. À vrai dire, dès les premières images, on sait où Rithy Panh [^2] veut emmener son (télé)spectateur. Ce dernier ne sera pas déçu.

Parmi trois cents autres dans le building, ces femmes ont une valeur métonymique. C’est bien là le portrait d’une société cambodgienne minée, terrassée par un génocide sous le régime des Khmers rouges, évoqué en filigrane tout au long du film, un pays rongé par la course à l’argent, par la corruption, par le fossé croissant entre riches et pauvres. « Dans un pays qui a subi des décennies de guerre, le signe évident de la fêlure sociale apparaît dans l’exploitation économique et politique du corps » , écrit Rithy Panh dans son avant-propos. Puis de poursuivre en évoquant l’une des prostituées (fil conducteur du film), qui appartient à cette génération élevée dans les camps. « Elle et ses amies sont les enfants de l’après-guerre. Elles auraient pu constituer, elles aussi, les forces vives de la jeunesse cambodgienne, si elles n’avaient pas été si abîmées, si cassées par la vie. Dans un monde fait de mort, d’éclatement familial, de codes d’honneur, d’amours brisés, elles se débattent avec leur passé, celui de leur famille, celui de leur pays. Leur parole se lève ici contre la négation de l’humain. »

[^2]: Déjà réalisateur des Gens de la rizière (1994), de la Terre des âmes errantes (1999), et de S21, la machine khmère rouge (2002).

Médias
Temps de lecture : 3 minutes