Lip, c’est pas fini

Dans son film, « Les Lip, l’imagination au pouvoir », Christian Rouaud reconstitue une grande conversation entre les différentes figures qui ont marqué cette affaire, toujours exemplaire trente ans après.

Ingrid Merckx  • 22 mars 2007 abonné·es

Cet hiver, au plus fort de la crise que Politis a traversée, certains lecteurs déclaraient : « Ça me rappelle Lip… » , ou « C’est un peu Lip, votre histoire » . Et il est vrai que tous ceux qui passaient un coup de fil, envoyaient une lettre ou poussaient la porte du journal en bredouillant : « Ben, normal : solidarité ! » n’étaient pas sans rappeler les foules ­ ouvriers, étudiants, vacanciers ­ qui se sont déplacées à Besançon pour soutenir les Lip, en 1973. Ils étaient 5 000, au mois de mai, à manifester dans les rues de cette ville aux côtés des ouvriers menacés par la fermeture de leur usine de montres, puis jusqu’à 100 000 en septembre. Trente ans plus tard, Lip est resté synonyme de résistance d’autogestion et d’enthousiasme collectif. « Collectif » , c’est ce terme que Christian Rouaud interroge dans son film Les Lip, l’imagination au pouvoir. Pour donner un visage aux hommes « qui ont permis que ce tremblement de terre se produise » . Mais aussi pour questionner la force de l’individu, sa capacité à s’engager et sa possible dilution dans l’engagement.

Si les images d’archives glissées dans le film représentent des groupes ­ réunis en assemblées, manifestant, s’organisant ­, l’essentiel repose sur une série d’entretiens réalisés de nos jours avec les principaux acteurs du mouvement. Charles Piaget, Roland Vittot et Michel Jeanningros, membres de l’Action catholique ouvrière. Raymond Burgy, qui a pris la tête de l’organisation des planques de montres. Jean Raguenes, l’intellectuel dominicain tendance maoïste qui a été l’un des animateurs phares du comité d’action. Fatima Demougeot et Jeanine Pierre-Émile, de la CFDT. Noëlle Dartevelle, de la CGT. Claude Neuschwander, membre influent du PSU jusqu’à ce qu’il prenne la direction de Lip en 1974. Et Jean Charbonnel, ministre du Développement industriel et scientifique du gouvernement Messmer… De l’invasion par les CRS de l’usine occupée par des ouvriers réclamant la « sauvegarde de l’outil de travail » , de la cache des montres dans différentes planques de la région, des décisions prises en AG au fameux slogan « On fabrique, on vend, on se paye » , tous revisitent temps forts et anecdotes en reprenant la chronologie des événements. « On a réussi à mettre 120 personnes sur la route, rappelle Michel Jeanningros *. Ceux qui ont le mieux réussi étaient souvent des gens parfaitement inattendus. »* Le film s’arrête avant la transformation de Lip en six coopératives, en 1977.

« Charles, de sa voix posée, avec son inimitable accent du Jura, Roland, tout en saccades et en émotion, Raymond, synthétique et précis, Jean, au verbe onctueux de dominicain, Fatima, avec la justesse de ses synthèses, Michel, avec son humour, Jeanine, avec sa gouaille, Claude, avec une solennité prête à se briser, tous prennent un évident plaisir à ces récits… », commente le réalisateur en marge de ce film dans lequel il se garde d’intervenir. Chacun refait l’histoire à sa façon, emporté par l’enthousiasme et le respect de ce que l’aventure Lip a été, analysant aussi bénéfices et dommages. Les femmes, par exemple, ultraminoritaires dans les syndicats, ont pris une importance considérable au sein de l’usine relancée : « Une révolution dans la révolution. »

En parallèle, Raymond Burgy raconte l’incompréhension de sa famille bourgeoise, le départ de sa femme et l’hostilité de ses camarades quand il a accepté de seconder le nouveau patron de Lip, en 1974, Claude Neuschwander. « Leur mémoire est vacillante, leurs souvenirs sont imparfaits, ça tombe bien » , déclare Christian Rouaud, qui met en évidence les décalages entre les témoignages. Signe qu’une histoire, c’est aussi ce qu’on en fait et ce qu’il en reste, des années plus tard.

Par ces entretiens croisés, Lip, l’imagination au pouvoir prend la forme d’une grande conversation reconstruite. « Il y a eu de nombreux films sur Lip : c’est le seul qui ait essayé de montrer ce que c’est que vivre ensemble » , a déclaré Charles Piaget dans un entretien à la revue les Idées en mouvement [^2]. En outre, ce documentaire porte une belle attention à la nature des récits et à leur part d’imprécision et d’imaginaire. Car Lip, c’est aussi cela : la réinvention constante des outils de la lutte pour en protéger l’objectif ­ la sauvegarde des emplois ­ et éviter la violence. Ce qui, compte tenu des engagements de chacun, des frictions intersyndicales, du partage du pouvoir entre leaders et non-syndiqués, de la mainmise des fédérations nationales, des logiques de classes et du climat politique national, relève de l’exploit. Celui de parvenir à se convaincre les uns les autres par le débat.

« Jusqu’à Lip, nous étions dans un capitalisme où l’entreprise était au coeur de l’économie. Après, nous nous sommes trouvés dans un capitalisme où la finance et l’intérêt de l’argent ont remplacé l’entreprise », lâche aussi Claude Neuschwander, le « patron social » . « Tracer ces portraits, c’est aussi essayer de comprendre ce qui a poussé des gens comme vous et moi à se lancer dans une lutte collective radicale, et puis faire résonner les modes de réflexion, d’intervention, d’organisation d’il y a trente ans aux oreilles d’aujourd’hui, car je suis convaincu que cette histoire, pour de nombreuses raisons, nous parle de nous, ici et maintenant », affirme Christian Rouaud, dans ce film ouvertement « partiel et partial ». Mais Lip, c’étaient les années 1970. Qu’en est-il aujourd’hui ? « Peut-on parler de rêverie politique ? J’aimerais que cette incongruité traverse le film », glisse encore le réalisateur. Trente ans après, les caches des montres Lip sont encore gardées secrètes : ça pourrait resservir.

[^2]: Il livre aussi son journal de l’aventure des Lip dans le 2e numéro d’Entropia, revue d’étude politique et théorique sur la décroissance (éd. Parangon, 224 p., 15 euros).

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