Précarité à la une

Le métier de journaliste se dégrade chaque jour davantage. Une action syndicale tente d’alerter sur ce phénomène qui menace le pluralisme et la qualité de l’information.

Xavier Frison  • 15 mars 2007 abonné·es
Précarité à la une

Chauffeur routier, éducateur, infirmière, RMIste, institutrice. Si tous les chemins mènent à Rome, les études de journalisme mènent à tout, même aux destinées les plus éloignées de la presse. Fatigués par des années de précarité, épuisés par des fiches de paye faméliques et des conditions de travail inacceptables, ils sont de plus en plus nombreux à troquer la plume pour un outil de travail radicalement différent. Pour ceux qui veulent – ou peuvent – persévérer, le journalisme est devenu synonyme de précarité. Couvert par les médias eux-mêmes, qui, par corporatisme, sont bien frileux à l’idée d’évoquer les dérives de leur fonctionnement, le phénomène est devenu la norme. « J’ai envoyé la pétition à toutes les rédactions parisiennes, et vous êtes quasiment les seuls à m’avoir contacté » , soupire Gérard Gastaud, photo-reporter pigiste en procès avec son ex-employeur et adhérent de SUD-Culture Solidaires. Depuis la fin 2006, le syndicat tente de remuer la profession avec une lettre-pétition [^2] des « pigistes en colère » adressée aux candidats à l’élection présidentielle. Si le texte alerte contre « la précarité de l’emploi » qui touche les 7 200 journalistes pigistes titulaires de la carte de presse et les milliers d’autres non éligibles au précieux sésame, les enjeux dépassent ceux d’un corps de métier déstabilisé, réuni récemment à Lille ^3.

Illustration - Précarité à la une

Car fabriquer l’information avec le concours de travailleurs pauvres n’est pas sans conséquences sur le contenu proposé aux lecteurs et sur le rôle de la presse dans le paysage démocratique. « On fabrique des VRP de l’info , lâche Régis Soubrouillard, journaliste spécialiste des médias ^4 et lui-même pigiste. Du fait de l’inadéquation entre l’offre – pléthorique – et la demande – insuffisante -, les sujets sont de plus en plus formatés. Le pigiste n’a ni le temps ni les moyens de se lancer dans des reportages ou enquêtes dont la publication ne serait pas assurée. Ce qui restreint considérablement son champ d’action. Car proposer plusieurs fois des sujets « originaux » ou « difficiles » peut griller un pigiste dans une rédaction assez rapidement. En conséquence, le statut de pigiste qui, pour les plus jeunes, est souvent synonyme de liberté, relève plus de la soumission aux contraintes économiques, et donc, éditoriales. » La réduction des effectifs, des budgets et l’érosion du temps disponible pour « boucler » un article participent au lissage de l’information. Pour Gérard Gastaud, « de plus en plus de journalistes, débordés, restent dans leurs bureaux et s’en tiennent aux dépêches d’agence, ce qui veut dire la même information brute et standardisée pour tout le monde. Si les ventes des journaux dégringolent, c’est en partie à cause de cela » .

La logique de la chasse aux coûts associée à la généralisation des technologies numériques matérialise, en outre, un fantasme : transformer l’homme de la rue en fournisseur de contenu gratuit. « Désormais, avec Internet ou la photo numérique, les gens se saisissent de l’information.C’est une bonne chose. Mais les patrons de presse commencent à retourner le processus : on utilise donc de plus en plus d’amateurs pour fabriquer l’information » , constate Gérard Gastaud. « Depuis l’avènement du « journalisme citoyen » sur le web, l’idée se répand que l’écriture d’articles de journalisme ne relève d’aucune compétence particulière et ne mérite pas de rémunération substantielle , complète Régis Soubrouillard. Apparaissent des journaux en ligne qui présentent comme une marque de fabrique de n’accueillir aucun journaliste professionnel. Par ailleurs, on cherche à faire croire que les gens ne veulent plus des journalistes comme médiateurs pour s’adresser aux politiques, par exemple. » La question même de l’utilité des journalistes est posée. Certains signes inquiètent : la délocalisation en Inde d’une partie de la rédaction « Finance » de l’agence de presse Reuters marque une tendance de la profession à la taylorisation. Les journaux gratuits travaillent avec des rédactions priées de n’émettre aucun avis et sous-traitent dossiers ou numéros spéciaux à des « agences de contenus », à cheval entre communication et journalisme. Les projections sur l’avenir de la presse ne prêtent pas à l’optimisme. « Nous nous dirigeons vers des rédactions très externalisées où le rédacteur en chef fera appel à un volant de pigistes spécialisés ou à des agences qui tueront à petit feu l’identité et la culture des titres » , prédit Régis Soubrouillard. « Le rêve du patron de presse moderne, c’est un journal sans journalistes. » Et une démocratie sans opinions ?

[^2]: Pigistes solidaires, 01 40 15 82 68, .

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