L’Occident compliqué

Denis Sieffert  • 31 mai 2007 abonné·es

On connaît la formule du général de Gaulle s’embarquant en 1941 pour le Liban : « Je partais pour l’Orient compliqué avec des idées simples. » En dépit d’une histoire lourde en coups tordus de toutes sortes, jamais peut-être l’Orient n’a été aussi compliqué que ces temps-ci. Mais gardons-nous de cultiver les clichés qui ont tôt fait de devenir des préjugés. Si la situation apparaît si complexe au Proche et au Moyen-Orient, c’est bien que les grandes puissances ­ tout à fait occidentales, celles-ci ­ y apportent leur savoir-faire. Au fond, c’est peut-être bien l’Occident qui est compliqué et cynique à force de vouloir mener des peuples là où ils ne veulent pas aller. L’exemple du conflit israélo-palestinien est à cet égard édifiant. Une solution simple existe, que tout le monde connaît : la paix contre les territoires. La création d’un État palestinien dans les frontières d’avant la guerre de juin 1967, contre la pacification des relations entre Israël et ses voisins arabes. Sur le papier, quoi de plus élémentaire ? Mais Israël, les États-Unis et, à un degré moindre, les Européens préfèrent depuis quarante ans jouer le pourrissement en espérant sans doute que le problème finira par disparaître en même temps que disparaîtraient les Palestiniens. Mais les réalités ne s’effacent pas facilement devant les idéologies. C’est donc au pourrissement que l’on assiste, àGaza notamment. Ainsi que dans ces camps de réfugiés palestiniens du Liban, écrasés par la misère et voués àtous les abandons.

Non loin de Tripoli, au nord du Liban, le camp de Nahr Al-Bared est l’un de ceux-là. Il est ces jours-ci le théâtre d’affrontements d’une grande violence entre un groupe dénommé Fatah Al-Islam et l’armée régulière libanaise. Des dizaines de morts, et un exode de plus pour ces quelque vingt mille Palestiniens pris une nouvelle fois dans le feu, et contraints de fuir. Comme souvent, la vulgate nous raconte une histoire simple : l’ogre syrien, qui ne renonce jamais à convoiter le Liban, serait derrière cette explosion de violence. Comme il aurait été à l’origine de l’assassinat, voici deux ans, de l’ancien Premier ministre libanais, ami de Jacques Chirac, Rafic Hariri. Les états de service du régime syrien sont tels qu’on ne peut certes l’exonérer d’aucun crime. Mais, cette fois, d’autres analyses, extrêmement crédibles, méritent d’être considérées. Les interrogations convergent vers ce « Fatah Al-Islam », dont les meilleurs spécialistes ne soupçonnaient pas l’existence il y a quelques mois encore. Des sources libanaises bien informées décrivent ce mouvement comme le résultat d’une fusion de quelques éléments du Fatah Intifada d’Abou Moussa, un vieux mercenaire offert à toutes les causes, et de salafistes venus pour la plupart d’Arabie Saoudite et de Jordanie. Or, beaucoup s’étonnent des facilités dont ces « jihadistes » ont bénéficié pour rejoindre le camp du nord Liban, en passant parfois tranquillement par l’aéroport international de Beyrouth.

Des esprits sans doute aussi « compliqués » que l’Orient ont fait le lien entre ce groupe, produit d’une génération spontanée, et les révélations dans le magazine The New Yorker d’un journaliste américain réputé pour sa bonne connaissance des méandres de la diplomatie secrète de Washington. Selon ce journaliste, Seymour Hersh (c’est lui qui avait notamment révélé le scandale de la prison d’Abu Ghraïb), l’administration Bush aurait opéré voilà quelques mois un tournant dans sa lutte contre le terrorisme. La cible principale ne serait plus Al-Qaïda, mais l’arc chiite: Hezbollah libanais, chiites irakiens et Iran. Trois hommes seraient à l’origine de ce renversement de politique : le vice-président, Dick Cheney, le responsable Proche-Orient du Conseil de sécurité à la Maison Blanche, Eliott Abrams, et le prince saoudien Bandar Ben Sultan, ancien ambassadeur d’Arabie Saoudite à Washington. Prenant conscience de ce que le fiasco irakien a finalement renforcé l’Iran chiite, et apeurés par la résistance du Hezbollah l’été dernier contre Israël, les stratèges néoconservateurs et leur allié saoudien auraient décidé d’instrumentaliser des groupes salafistes dans les camps libanais. La réalité de ces derniers jours correspond si étroitement au projet décrit le 5 mars par Seymour Hersh qu’on ne peut passer cette thèse aux pertes et profits. Les « néo-cons » de la Maison Blanche n’ont pas accepté que l’armée libanaise se refuse à désarmer le Hezbollah après la guerre israélienne du mois d’août. L’affrontement provoqué dans le camp de Nahr Al-Bared aurait donc l’avantage de remettre dans l’actualité la question du désarmement des « milices », selon une terminologie d’ailleurs très réductrice qui vise à nier le caractère politique du Hezbollah. Cela au prix, et au mépris, d’une déstabilisation de tout le Liban.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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