Renouveler l’imaginaire social

Dans son « Histoire de l’éducation populaire », Jean-Marie Mignon retrace, de la Libération à aujourd’hui, les grandes étapes d’un projet militant moulé dans les questions de société des époques qu’il traverse.

Ingrid Merckx  • 3 mai 2007 abonné·es

Faire cesser l’ignorance du peuple : c’est sur ce mot d’ordre que s’est édifiée l’éducation populaire, dont la date de naissance est fixée à la publication, en 1792, du rapport sur l’instruction de Jean-Marie de Condorcet. Révolution industrielle et émergence de mouvements ouvriers, affaire Dreyfus, création des patronages sous le front populaire et d’un service de la Jeunesse et des Sports en 1943, formation permanente dans les années 1950, animation socioculturelle dans les années 1960, éducation civique et intégration sociale ensuite…

« L’éducation populaire est liée à une vision politique de la société », explique Yves Guerre dans le hors-série que Politis a consacré, en septembre dernier, à l’avenir de cette démarche. « Or, en ce moment, la société politique est atone » , affirme ce membre du Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire (Cnajep), qui estime l’avenir de ce projet militant menacé par un manque de volonté de « repolitiser le jeu sociétal » .

« L’éducation populaire se moule dans les grandes questions de société de son temps », résume Jean-Marie Mignon, conseiller technique et pédagogique de la Jeunesse et des Sports, enseignant à l’IUT « Carrières sociales et socioculturelles » de Paris-XIII, dans son introduction à Une histoire de l’éducation populaire . Réalité hétérogène qui échappe aux définitions, objet complexe ou même «~dédale~», l’éducation populaire «~s’éclaire par son époque~» .

Jean-Marie Mignon choisit de se pencher sur une époque non explorée par les historiens de l’éducation populaire, soit de la Libération à aujourd’hui, pour « tenter de saisir le sens du discours et de l’action de cette démarche, d’en mesurer la diversité et de comprendre son évolution » . Cette évolution, il l’observe au rythme de grandes étapes qu’il raccroche à leur contexte politique et social. Pour dresser une histoire politique en somme. Ainsi, pour la période récente, de 1980 à 2007, les nouveaux territoires de l’éducation populaire se développent en fonction de « nouveaux problèmes de société » . Tel le chômage de masse. « La socialisation dans le temps hors travail n’est pas une illusion, c’est une fatalité, affirme la sociologue Geneviève Poujol, citée dans l’ouvrage. Il est certain qu’un nouveau type de société va naître et qu’il faudra des artisans pour faire reconnaître que, sans travail, on peut avoir une utilité sociale. » L’éducation populaire participe à la reconnaissance de cette utilité sociale en renouvelant « l’imaginaire social ». « L’utopie, créatrice, est l’un des moteurs de l’éducation populaire » , rappelle Jean-Marie Mignon.

Dans les années 1980, si l’éducation populaire vient répondre à de nouveaux enjeux sociaux, elle est aussi bousculée par la « faiblesse de l’engagement actif » et par la « pénétration de coutumes et de règles sociales étrangères », qui viennent faire évoluer sa vision de la laïcité à la française et un fonctionnement basé sur une « communauté de langue » et « sous-tendu par le réflexe national, mono-ethnique » . Autre questionnement : autour de l’émergence de la Politique de la ville, qui débute dans les années 1980 en réponse aux « bouffées de violence » qui ont secoué la décennie précédente dans les quartiers difficiles. Le développement local, qui n’était pas une priorité de l’éducation populaire, le devient, notamment à travers des actions d’insertion intégrées dans les « contrats de ville » passés entre les municipalités et le monde associatif. Dernier territoire, moins bien connu : les pays en développement. La « question hexagonale de l’immigration » conduisant naturellement les organismes d’éducation populaire à tisser des liens avec le tiers monde.

« L’éducation populaire doit être réorientée. Les fondements de son développement […] ne sont plus d’actualité. L’éducation populaire s’était construite sur un travail d’émancipation, de libération de l’individu. Il lui faut maintenant tisser du lien social, mener un travail d’intégration, éduquer dans une norme sociale commune, penser mondialement » , explique Jean-Marie Mignon. Ainsi, exposée « au risque de l’altérité sociale et de l’émiettement culturel » , l’éducation populaire doit « tracer les voies du partage de la citoyenneté ». Mais elle n’est « plus toujours là où on l’attend ». On la trouve dans des ateliers destinés à favoriser l’usage des nouvelles technologies par ceux qui n’y ont pas accès (points-cybs, association Globe-net, Réseaux civiques), dans des collectifs ou plate-forme d’éducation à l’écologie et à l’environnement urbain (Citéphile, Vivacités, Graine), dans les circuits de développement solidaire et de commerce équitable (Attac), dans les systèmes d’échanges locaux (SEL)… Ou encore, dans les mouvements des sans-droits.

Un contre-pouvoir, l’éducation populaire~? Cette question traverse toute cette Histoire . Au début de la guerre d’Algérie, Jacques Soustelle, gouverneur général, charge Germaine Tillion d’un service des Centres sociaux, « destiné à promouvoir les musulmans » . Elle met en place un plan d’éducation populaire qui sera maintenu jusqu’à l’indépendance, malgré une action réellement en faveur des Algériens, voire, sur le terrain, du FLN. L’après-guerre en France marque le début de « relations très ambivalentes » de l’éducation populaire avec le pouvoir, du fait, notamment, de la question des subventions : quelle liberté ce mode de financement laisse-t-il aux organismes~? Inversement, l’État est « partagé entre l’idée d’encourager des pratiques utiles » et le souci de ne pas « subventionner l’opposition » . Jean-Marie Mignon s’intéresse aussi aux administrations de l’éducation populaire, retraçant ses ballottements de la Jeunesse et Sports (ministère qui l’a historiquement portée, selon lui) à la Culture, avant qu’elle soit annexée à l’Éducation nationale. Intérêt de cet ouvrage, et non des moindres : la façon dont il fait une place aux questions culturelles, souvent marginalisées alors qu’elles sont au coeur de l’articulation de la réflexion sur les masses et les élites. Si Jean-Marie Mignon laisse l’école de côté, il revient à plusieurs reprises sur des enjeux culturels, abordés soit sous l’angle de l’institution, soit sous celui de l’opposition entre culture cultivée et culture populaire, critique de la culture de masse et des mass media , culture des minorités et culture pour tous.

Un regret cependant : si les chapitres les plus récents de cette Histoire n’épargnent pas les fédérations traditionnelles de l’éducation populaire ­ accusées de monopole et d’incapacité à se remettre en cause ­, ils ne mentionnent pas le débat déclenché par le Livre noir de l’animation socioculturelle paru en 2005 (L’Harmattan), alors qu’il avait fait figure de coup de pied dans la fourmilière. Pas plus que la Charte de l’éducation populaire, adoptée en décembre de la même année par le Cnajep, qui marque, sinon l’ouverture d’une nouvelle ère, au moins la volonté manifeste d’élaborer une politique d’éducation populaire. Premier engagement de cette Charte : « L’éducation populaire concourt à la constante transformation de la société en contribuant à construire des alternatives économiques, sociales et politiques dans lesquelles les individus soient coauteurs de leur devenir. » Affaire à suivre.

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