Saut dans l’inconnu

Denis Sieffert  • 24 mai 2007 abonné·es

De nos jours, il en va des sondages comme des fraises. Il n’y a plus de morte saison. Après le déluge de la présidentielle, et avant les quelques rafales qui précéderont les législatives, on aurait pu s’attendre à une accalmie. Ehbien non ! Voilà que les « Français » jugent déjà « l’action de Nicolas Sarkozy » et, de surcroît, l’approuvent massivement. Selon Ipsos, ils seraient même 64 % àprodiguer leurs satisfecit au nouveau président de la République. Mais quelle action juge-t-on ? Sa foulée rasante au cours de ces innombrables joggings qui font l’ouverture de nos journaux télévisés ? Sa croisière au large de Malte sur le yacht personnel du milliardaire Vincent Bolloré ? Ses bains de foule et son bain de mer au fort de Brégançon ? Ou, dans un registre un peu plus politique, son aptitude à débaucher des personnalités réputées ­ à tort ou à raison ­ « de gauche » et à les enrôler dans son gouvernement ? Est-il jugé parce qu’il a fait une place à la bonhomie de Roselyne Bachelot ? Àla morale intégriste de Christine Boutin ? Ou parce qu’il a nommé à Matignon un homme qui n’a guère à envier à Bernard Kouchner dans la complexité de son parcours idéologique (François Fillon n’est-il pas passé en quelques années du souverainisme gaullo-séguiniste à l’ultralibéralisme) ? Ou parce qu’il adéjà su en rabattre sur ses proclamations de campagne ­ àpropos du service minimum dans les transports publics, promis, souvenez-vous, « avant l’été » ? Car, pour le reste, il est urgent d’attendre. La vérité est que le 6 mai nous avons fait un saut dans l’inconnu et que les lendemains sont plus imprévisibles que jamais.

Certes, on peut sonder les Français sur la composition du gouvernement. Mais là encore les incertitudes sont nombreuses. À commencer par celle-ci : s’agit-il d’un équipage au long cours ou d’une distribution de figurants qui, pour certains d’entre eux, iront au démaquillage après les législatives ? L’autre grande interrogation concerne le découpage. Nicolas Sarkozy a tout redessiné un peu à la manière des puissances coloniales au XIXe siècle fixant à grands traits les frontières des pays en Afrique ou au Moyen-Orient. L’opération suit une logique politique indéniable, mais elle est lourde de quelques conflits. Dans l’état où se trouve la gauche, on peut se demander si le principal péril pour Nicolas Sarkozy n’est pas dans cette architecture byzantine, et au sein de sa propre équipe. Exemples : c’est en principe le ministre des Affaires sociales qui négociera avec les partenaires sociaux le fameux service minimum dans les transports publics. Mais c’est le ministre de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables qui aura la tutelle des transports. On peut aussi se demander qui aura la haute main sur la politique de l’énergie. Le même ministre de l’Écologie, qui la revendique déjà, ou son collègue de Bercy, qui se targue d’avoir la direction de l’Énergie dans sa manche ? On pourrait multiplier les exemples. Encore n’ai-je fait qu’entrevoir les batailles de territoires. C’est sans compter les querelles d’ego entre MM. Juppé et Borloo, voire entre eux et le jeune Xavier Bertrand, promu vedette du sarkozysme et auquel le chef a confié toutes les patates chaudes de la rentrée, à commencer par la refonte annoncée du contrat de travail, le démantèlement des régimes spéciaux des retraites et la liquidation de fait des 35 heures. Le ministre de « la lutte des classes » en quelque sorte.

Sans même parler des affrontements sociaux avec les syndicats et avec les salariés, il y a donc déjà quelques bonnes frictions en perspective au sein même de l’équipe gouvernementale pour des différends de voisinage. À moins que ce gouvernement ne comporte au fond qu’un seul ministre : Nicolas Sarkozy lui-même. Mais la vie n’en sera pas plus paisible pour autant, ni les pieds écrasés moins nombreux.

Venons-en tout de même à la logique politique. En situant l’emploi à la remorque d’un grand ministère de l’Économie, des Finances… et de l’Emploi, le nouveau président de la République illustre le dogme libéral jusqu’à la caricature. Il n’y a plus de spécificité de la lutte contre le chômage. Celle-ci sera la résultante naturelle d’une politique économique d’allégement des charges patronales et de flexibilité. Quant au ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, outre une feuille de route minée, il lui restera à traiter le social par la solidarité. Du baume pour les laissés-pour-compte. Ce qui constitue une conception très régressive de la société. Non moins régressive que le très inquiétant ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale. Chose promise aux électeurs de Le Pen, chose due. Préposé aux identités, Brice Hortefeux incarnera, avec la garde des Sceaux, Rachida Dati, l’autre face de cette équipe ministérielle. Celle du parti de l’ordre. À la manière de ce mouvement ultraréactionnaire qui fit le lit du Second Empire. L’âme damnée de Nicolas Sarkozy sera le conservateur en chef d’une identité française plutôt judéo-chrétienne et blanche. Il sera le Changarnier de cette contre-révolution idéologique, chargé de dresser des chevaux de frise à nos frontières. Pendant que la ministre de la Justice encouragera les juges à durcir la répression, au mépris du principe pourtant sacré de l’individualité des peines.

Et Bernard Kouchner dans tout cela ? Il y a deux façons de voir le problème. La plupart de nos confrères, reprenant le discours de François Hollande, le peignent en traître à la patrie socialiste. C’est la première façon. La plus rudimentaire. Il est vrai que la confrontation des discours du socialiste en campagne, qu’il fut au côté de Ségolène Royal, avec ceux du nouveau ministre, à seulement quinze jours de distance, laisse songeur sur la sincérité du personnage. Mais là encore il y a un sondage pour nous clouer le bec : les Français approuvent le comportement de M. Kouchner. On imagine que la magie du mot « ouverture », répété ici et là, a dû opérer. Tout au plus peut-on s’interroger à propos de ce sondage, comme de celui évoqué plus haut, sur ces questions dépourvues d’enjeu. À question sotte… Mais il y a une deuxième façon d’envisager le cas Kouchner. Celle que je vous propose. Ce n’est pas aujourd’hui que l’ex-french doctor est dans la duplicité. C’est hier qu’il l’était. Il est mieux à sa place dans un gouvernement de droite qu’il ne l’aurait été dans une majorité de gauche. Du point de vue des affaires du monde, il est même encore le plus à droite de l’actuel gouvernement. Qui d’autre que lui, Nicolas Sarkozy excepté, a soutenu aussi ardemment la guerre américaine en Irak ? Qui plus que lui approuve toutes les aventures militaires américaines ? En Somalie ? En Irak ? En Afghanistan ? En Irak encore ? Ne cherchez pas. En l’absence de Pierre Lellouche, personne ! Il y a belle lurette que son « droit d’ingérence » est devenu l’habillage idéologique de la loi du plus fort. À peine arrivé au Quai d’Orsay, il vient de déclarer « prioritaire » le dossier du Darfour. Bien. Espérons simplement qu’il ne se prépare pas à soutenir une campagne très « choc de civilisations » initiée par un certain nombre d’associations américaines relayées ici par BHL. Contre l’avis de la plupart des organisations humanitaires, qui redoutent une mise en condition psychologique pour une nouvelle aventure militaire. En revanche, le Proche-Orient, conflit le plus ancien du monde, qui empoisonne toutes les relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman, n’est apparemment pas une priorité de notre nouvelle diplomatie, qui risque décidément d’être ce qu’on craignait qu’elle fût : une annexe du Pentagone.

Cette adhésion aux thèses de l’administration Bush ne serait d’ailleurs pas incohérente avec le reste. Car c’est bien une américanisation de notre politique que nous propose Nicolas Sarkozy. Un gouvernement conçu comme un conseil d’administration d’entreprise. Un espace politique privatisé par l’obsession de la rentabilité et le culte du résultat. Des méthodes marketing. Au fond, dans ce paysage, même les sondages les plus farfelus ont leur place. Ce sont des études de marché. Reste à savoir comment la société française va digérer sa « révolution conservatrice » au moment où les pays anglo-saxons en reviennent.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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