La gauche heureuse

Denis Sieffert  • 7 juin 2007 abonné·es

La défaite de la gauche à la présidentielle aura au moins fait un heureux. Cet homme comblé, c’est Jacques Julliard. Le chroniqueur du Nouvel Observateur jubile. Jamais la gauche n’a été aussi bas, mais il ne trouve là que motifs à se réjouir. Les législatives nous promettent non plus une défaite mais une débâcle, et il trépigne d’enthousiasme. Une droite dure accapare comme jamais les commandes de l’État, et il est aux anges. On a beau ne pas partager son analyse (car il y a derrière tout ça une analyse !), son exaltation, en ces temps de désenchantement, fait plaisir à voir. Évidemment, peu lui chaut ce que M. Hortefeux fera des immigrés, ce que Mme Daty prépare pour la Justice, et M. Darcos pour la carte scolaire. Qu’importe ce que ce gouvernement fera de la fiscalité, du code du travail, de la Sécurité sociale, des retraites, de la médecine. Tout cela n’est que petite monnaie de cette victoire de la gauche que ne voient pas les « gugusses » et les « imbéciles » (c’est comme ça qu’il écrit, M. Julliard) et ceux qui en restent aux apparences. Car l’essentiel n’est pas le sort des plus vulnérables, il est dans ce constat qui fait chaud au coeur de l’homme de gauche authentique : « La dernière élection a fait place nette autour du Parti socialiste. » On comprend que pas un plan de Nicolas Sarkozy, fût-ce le plus injuste, puisse ternir ce moment d’ivresse : « Le PCF a disparu, les gauchistes, réduits à la portion congrue, sont intellectuellement déconsidérés, les Verts sont atomisés, les radicaux désorientés. » Julliard exulte. Julliard ne se tient plus.

Pourtant, il y a quelque chose qui cloche dans cette pénétrante analyse : que sont-ils devenus, tous ces « gugusses », communistes, gauchistes et autres écologistes, d’un coup évaporés ? Où est passé le mouvement social ? Où sont-ils passés, ces millions d’électeurs de gauche qui ont voté « non » au référendum européen de 2005 ? Lesenquêtes de motivations, réalisées après le vote, nous le disent : ils ont voté nombreux Ségolène Royal au premier tour, etmassivement pour elle le 6 mai. Ehoui ! Ces citadins, ces nouveaux électeurs des banlieues et des cités, que vous trouvez formidables, cher Jacques Julliard, quand ils donnent une majorité sociologique de circonstance à la candidate socialiste dans les villes et au sein de la jeunesse, ce sont pour une bonne part vos « imbéciles » de 2002, de 2005, et probablement ­ désolé de jouer les rabat-joie ­, de 2012 et au-delà. Car ils ont voté « utile » sans cesser d’être eux-mêmes. Et il faut être bien imprudent pour tirer des conclusions historiques du scrutin que nous venons de vivre. Il est tellement évident que cette élection a été marquée par celle d’avril 2002, qu’elle en fut à la fois un double inversé, et le deuxième tour dont nous avions été privés. Une élection en tout point exceptionnelle.

Est-ce à dire que les communistes, les Verts, les altermondialistes, les « antilibéraux » de gauche ont été saisis définitivement par la grâce Royal, par l’ordre juste tiré d’une lointaine encyclique, et par l’envie irrésistible d’agiter un drapeau tricolore tous les jours de l’année excepté le 14 juillet ? Ce serait aller très vite en besogne. Les enquêtes nous le disent : les électeurs de Ségolène Royal ont voté par rejet de son adversaire, non par adhésion à un projet socialiste d’ailleurs indéfinissable. Conclusion : pour parler comme Jacques Julliard, disons qu’il existe un « marché » àgauche, pour une « offre » véritablement sociale. Ce sera plus vrai encore si les implorations du chroniqueur du Nouvel Observateur pour un ancrage du PS au centre sont suivies d’effets. Sans doute les temps sont-ils mûrs pour un « aggiornamento intellectuel ». Mais, il n’y a aucune fatalité pour que cette formule codée constitue seulement le signe de reconnaissance de ceux qui veulent un grand parti démocrate à l’américaine, et l’abandon de 50 % de nos concitoyens hors du champ de la politique. Lamise à jour des concepts, la redéfinition des mots, la réévaluation des pratiques, la confrontation avec les questions qui fâchent, toutes choses aujourd’hui indispensables, doivent pouvoir aussi se faire au sein d’une gauche de transformation sociale, et lui permettre de devenir audible dans des formes rénovées. Pour cela, il faut un vrai et grand débat, y compris avec ceux des socialistes ­ et ils sont nombreux ­ qui ne suivent pas Jacques Julliard (ou DSK, ou Ségolène Royal). À ce débat nous contribuerons de toutes nos forces, le moment venu.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 4 minutes