« Le discours sur l’amnistie est inaudible aujourd’hui »

Avec plusieurs chercheurs, l’historienne Sophie Wahnich montre comment les institutions de clémence sont de plus en plus délégitimées à mesure qu’on se rapproche de la période contemporaine.

Olivier Doubre  • 28 juin 2007 abonné·es

L’ouvrage collectif que vous venez de diriger montre que l’amnistie et, plus largement, les institutions de clémence sont aujourd’hui très discréditées dans le débat public français.

Sophie Wahnich : Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte dans cette évolution. Après l’amnistie de la Collaboration, puis de la torture en Algérie et des généraux félons du putsch d’Alger en 1961, la gauche a considéré l’amnistie de plus en plus négativement : cette institution lui paraît servir à réhabiliter des gens qui ne devraient pas l’être, car ils ont participé à des crimes contre l’humanité. C’est un premier point. Ensuite, un sentiment assez diffus s’exprime, depuis 1990, par rapport à ce qui a été considéré comme une auto-amnistie des politiques concernant les affaires de financement des partis. En 1981 et un peu moins en 1988, les socialistes ont amnistié relativement largement des actions politiques violentes, notamment celles des groupes armés corses, bretons, basques, ou d’Action directe. Ils espéraient, en effet, profiter de la même logique symbolique que celle des républicains avec l’amnistie des Communards. Or, en 1981, ce ne sont pas les militants qui réclamaient l’amnistie, mais leurs avocats. Il s’est agi d’un processus de judiciarisation du politique, très différent de celui qui a suivi la Commune de Paris.

Ces avocats ont obtenu la libération des militants, mais ceux-ci ont presque tous recommencé leurs actions violentes. Ceci a engendré un grand désenchantement pour les socialistes, accompagné du sentiment que l’amnistie avait été un jeu de dupes. Enfin, un dernier point de vue, particulièrement prégnant aujourd’hui, consiste à dire que l’amnistie demande aux victimes d’être magnanimes. Ce discours est devenu totalement inaudible, notamment parce que le droit des victimes a connu récemment un développement considérable. Tout cela fait que l’amnistie apparaît aujourd’hui comme une institution largement délégitimée.

Vous montrez également que le développement du droit international par rapport aux États souverains empêche de nouvelles amnisties.

Le droit international intervient sur la nécessité de contraindre à juger les crimes contre l’humanité. Des conventions internationales ont ainsi été signées par les États qui permettent de rouvrir des dossiers qui avaient été amnistiés. On a de plus en plus tendance à assimiler tout événement violent à quelque chose qui s’apparenterait à un crime contre l’humanité. Ces conventions internationales, en appréhendant la violence sans la resituer dans des considérations historiques, conduisent donc souvent à délégitimer l’amnistie. Cette assimilation de tout acte de violence aux crimes contre l’humanité pose problème.Mais ce problème n’est plus juridique, il est idéologique.

L’institution de l’amnistie a elle aussi connu une véritable délégitimation en Italie, renforcée depuis les « années de plomb »…

Cette délégitimation est liée aux grandes amnisties après la Seconde Guerre mondiale, celles qu’on a appelées les « amnisties Togliatti », du nom du leader du Parti communiste italien qui a pris en charge le règlement du conflit à partir de 1945. Elles se sont en effet déroulées de manière totalement paradoxale, puisque certains fascistes ont bénéficié d’une bien plus grande clémence que les partisans. On a vu ainsi, notamment parce que la magistrature en place sous le fascisme n’avait quasiment pas été épurée, des résistants, et même des anciens déportés, rester en prison bien plus longtemps que certains défenseurs de la « République de Salo » ! Il y a donc eu un sentiment très fort de trahison parmi ceux qui avaient pris le risque de porter les armes pour une Italie démocratique. Un certain nombre d’historiens ont récemment montré que cela a ensuite joué un rôle dans la relance de la violence politique dans les années 1970, avec des militants qui pensaient poursuivre la lutte engagée par les partisans pendant la guerre. Une sorte de fascination pour la lutte armée trouve ainsi ses racines dans le souvenir de la Résistance. Et les partis du compromis historique (PCI et Démocratie chrétienne), à la fin des années de plomb, ont fait preuve d’une complète incapacité à entendre les enjeux de cette lutte armée…

Néanmoins, en tant qu’historienne attentive aux questions politiques, l’objet que vous avez choisi ne vous semble-t-il pas profondément ambivalent, puisque vous défendez le principe d’une amnistie des années de plomb italiennes, mais en restant, comme beaucoup, choquée par celle de tortionnaires comme Touvier ou Aussaresses ?

Justement, l’objectif de ce livre était de sortir de cette ambivalence, qui exprimerait une sorte d’oscillation où chacun voudrait l’amnistie pour les siens et pas pour les autres… Nous pensons que la question est mal posée. Amnistier certains crimes contre l’humanité ne saurait être mis sur un plan d’équivalence avec une amnistie des égarements de la résistance à l’oppression. Ces derniers, individuels ou collectifs, peuvent avoir été cruels. Cela a même été pensé par de très grands personnages, comme René Char, par exemple. Celui-ci expliquait que, pendant la guerre, il se refusait à se demander ce qu’il devait advenir des nazis. Ils étaient ses ennemis, et il pouvait avoir à être cruel à leur égard, sans que cela fasse de lui quelqu’un de scandaleux, car ils empêchaient l’humanité de se voir comme humaine en fabriquant une hiérarchie entre des hommes et des sous-hommes. Il a pu en être de même face aux ennemis de la période révolutionnaire, ceux qui refusent en gros l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme : « Les hommes naissent libres et égaux en droits. » Même si c’est une fiction, cela signifie que l’humanité est une, et que si l’on enfreint ce dogme, on force les humains à se comporter comme des bêtes féroces. Il est alors nécessaire d’inventer des modes de résistance à l’oppression de bêtes féroces.

Dans ce livre, nous voulions montrer que ce n’est absolument pas la même chose d’amnistier des gens qui ont comme projet de défendre l’humanité en la considérant comme une, et des gens qui ont le projet inverse. Or, cela a aussi des conséquences que de vouloir les confondre. Décréter l’égalité entre tous les corps, une fois morts, conduit à refuser de distinguer pourquoi les humains, dans une configuration historique donnée, sont amenés à faire mourir. C’est donc refuser de distinguer ceux qui ont pour cause une idéologie de l’arbitraire et de l’injustice, et ceux qui correspondent à une idéologie comprenant qu’il y a des valeurs qui valent la mort d’un homme, que ce soit sa propre mort ou la mort de l’autre. Il y a là un clivage très important. Lorsqu’on met en équivalence tous les corps meurtris, toutes les morts données, on passe alors d’une politique au sens classique du terme (celle du bien commun, de la cité) à une politique des corps. Ce que Michel Foucault, et après lui Giorgio Agamben, ont appelé une « biopolitique ». Ce qui se noue là est extrêmement grave. Travailler sur cette institution de clémence qu’est l’amnistie signifiait essayer de comprendre ce qui se jouait lors du passage de ce qu’on peut appeler une politique de souveraineté à une politique de biopouvoir.

Idées
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