Des idées neuves

Le mouvement de Mai 68 représente à la fois l’apogée et l’envers du structuralisme, le courant qui a permis l’essor des sciences sociales durant les années 1960 et 1970. Deux décennies de renouveau intellectuel.

Olivier Doubre  • 26 juillet 2007 abonné·es

L’Un des premiers jours de mai 1968, sur les quais de Saône, Gilles Deleuze, professeur de philosophie à l’université de Lyon, s’enthousiasme à la vue d’un défilé coloré d’étudiants avançant au son de tambours. Ce type de manif rompt avec les traditionnels cortèges syndicaux, avec banderoles et services d’ordre. Peu engagé jusqu’ici, le philosophe devient l’un des rares professeurs de la faculté lyonnaise à participer aux assemblées générales étudiantes. Surtout, alors qu’il n’a publié auparavant que des monographies universitaires, sa pensée prend une sorte d’envol contestataire avec la parution de ses deux premiers grands ouvrages : Logique du sens (1968) et Différence et Répétition (1969). Mai 68 constitue donc, pour Gilles Deleuze, une véritable « rupture instauratrice » , comme le rappelle l’historien François Dosse dans une biographie à paraître [^2].), reprenant là un mot de Michel de Certeau.

Michel Foucault connaît lui aussi un fort engouement pour le mouvement. Fin mai, de retour de Tunis où il enseigne, il s’exclame devant un cortège d’étudiants : « Ils ne font pas la révolution, ils sont la révolution ! » Ces deux anecdotes résument bien le regard de nombreux intellectuels (de gauche) sur ce mouvement de contestation, vécu d’abord comme une « divine surprise »

Plus que jamais, l’heure est à « l’engagement » de l’intellectuel, théorisé à la Libération par Jean-Paul Sartre. Or, aux confins de la politique, de la philosophie et de la littérature, l’auteur des Mots demeure la figure tutélaire des intellectuels français, dont les prises de position contre le pouvoir gaulliste ont un poids fondamental dans le débat public. Alors que la contestation est vive contre les « mandarins », Sartre est l’un des seuls intellectuels accueillis dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne bondé, en assemblée générale « permanente »…

Néanmoins, si l’influence de Sartre (en particulier chez les étudiants) ne se dément pas, la philosophie existentialiste et la figure de l’intellectuel engagé qu’il incarne au premier chef sont de plus en plus contestées. En effet, depuis près d’une décennie, on assiste à l’émergence d’un nouveau courant philosophique et surtout, comme le dit Pierre Bourdieu, d’une « nouvelle manière de concevoir l’activité intellectuelle » , avec la montée en puissance du structuralisme et l’essor des sciences humaines. Sartre en est la cible première. Ainsi en 1966, année de la publication des Mots et les Choses , Michel Foucault déclare : « Nous avons éprouvé la génération de Sartre comme une génération certes courageuse et généreuse, qui avait la passion de la vie, de la politique, de l’existence. Mais nous, nous nous sommes découvert autre chose, une autre passion : la passion du concept et de ce que je nommerai le « système ». » De fait, ce « nous » se veut générationnel et, selon François Dosse [^3], « fondateur d’une rupture collective où il prend place aux côtés de Lévi-Strauss et de Dumézil dans une mise à distance de l’oeuvre de Sartre » . Au père de l’anthropologie moderne et de l’historien des religions, il faut ajouter le sémiologue Roland Barthes et le psychanalyste Jacques Lacan. Enfin, le philosophe marxiste Louis Althusser et « l’antihumanisme » de ses deux principaux ouvrages que sont Pour Marx (1965) et Lire le Capital (1966) constituent également une tentative de synthèse entre marxisme et structuralisme.

Toutefois, l’étiquette « structuraliste », qui apparaît avec la parution en 1951 des Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss, ne cesse de faire l’objet de débats ­ voire de rejets ­ par ceux-là mêmes qui se rattachent à ce courant. Elle désigne une approche des sociétés fondée sur la recherche d’invariants et l’analyse de leurs codes, règles et langages communs. D’où la montée en puissance, outre l’anthropologie, de sciences sociales telles que la linguistique, la sémiologie ou même la psychanalyse de Jacques Lacan, qui, dans son « retour à Freud » , s’appuie sur ces disciplines. Le structuralisme écarte donc la conscience du sujet et privilégie l’étude des structures dans lesquelles il s’insère et qui le surplombent. C’est pourquoi est fréquemment invoquée la « mort de l’homme », en particulier lors de la publication de cette « synthèse philosophique de la réflexion nouvelle » que sont les Mots et les Choses .

Lorsque survient Mai 68, la philosophie existentialiste sartrienne apparaît davantage en phase avec le mouvement contestataire. L’homme (sartrien), libéré de ses « chaînes structurales » , semble tenir sa revanche… Dès lors, d’autres figures reviennent sur le devant de la scène, comme Jean Chesnaux, Henri Lefebvre, des anciens de Socialisme ou Barbarie (Claude Lefort, Cornélius Castoriadis), ou certains sociologues (Alain Touraine). Quant aux historiens, marqués par l’ampleur du mouvement, ils s’emparent de nouveaux objets. Ainsi, Michelle Perrot s’intéresse à l’histoire des Ouvriers en grève . Sa décision est « enracinée dans cette conjoncture » et s’explique par la volonté « d’écrire cette histoire pour une université qui l’ignorait, et même, obscurément, la méprisait »

Or, chahutée plusieurs semaines, l’université semble au bord de l’implosion. La création dès la rentrée 1968 d’une nouvelle faculté à Vincennes (Paris-VIII), qui se veut expérimentale, est une tentative de donner un lieu d’expression aux recherches les plus modernes. Dans cette « anti-Sorbonne », le structuralisme règne quasiment sans partage. La liste de ses enseignants est impressionnante, signe de la richesse intellectuelle de la pensée française, à faire pâlir d’envie un étudiant en sciences sociales du XXIe siècle : Deleuze, Lyotard, Foucault, Derrida, Cixous, Todorov, Barthes, Vernant…

Durant la décennie 1970, le plaisir et la sexualité (Foucault) et le désir (Lyotard, Marcuse, Deleuze, Reich, Fromm) sont parmi les principaux objets qui occuperont les philosophes. Mais la pensée critique connaît surtout une évolution d’envergure avec la rencontre entre le psychanalyste (lacanien en rupture) Félix Guattari et le philosophe Gilles Deleuze. En 1972, dans l’anti-‘dipe , sous-titré Capitalisme et schizophrénie (vol.1) , ils cherchent à dépasser le carcan psychanalytique et la « clôture structurale » : il s’agit essentiellement de tirer les leçons de Mai 68 en cherchant à « redynamiser les structures bousculées par l’irruption de l’événement » . Les deux auteurs usent alors d’un concept emblématique des espoirs nés en 68, celui de « machine désirante » qui doit « se frayer un chemin dans les structures qui l’enserrent » … Un des slogans de Mai ne fut-il pas « Jouissez sans entraves ! » ?

À partir de 1973, après plusieurs années d’intense activité, les groupes gauchistes connaissent un certain essoufflement, annonce d’un reflux, accéléré par les informations sur le goulag soviétique, mais aussi le totalitarisme chinois. De nombreux ex-gauchistes pensent avoir trouvé dans la défense des droits de l’homme une nouvelle cause, en lieu et place du rêve de grand soir. Mais, de fait, il s’agit surtout d’un retour au conformisme et de l’arrêt de toute contestation des pouvoirs. L’offensive en ce sens la plus spectaculaire (et médiatique) est sans aucun doute celle des « nouveaux philosophes », la plupart anciens leaders maoïstes (Bernard-Henri Lévy, Pascal Bruckner, André Gluksmann, etc.). Dénonçant leurs anciennes passions, ils opposent à l’anti-humanisme de leur jeunesse un pseudo-humanisme sans envergure en forme de reniement. Outre la pauvreté de leur « pensée », Gilles Deleuze comprend immédiatement de quoi il s’agit : « C’est à qui crachera le mieux sur 1968. […] Leur rancoeur de 1968, ils n’ont que ça à vendre ! » Les « années d’hiver » (Félix Guattari) pointent déjà leur nez gelé…

[^2]: Gilles Deleuze et Félix Guattari, biographie croisée, La Découverte, (à paraître, le 20 septembre

[^3]: Histoire du structuralisme, La Découverte, deux tomes, Le livre de poche, « Biblio essais », 1995.

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