« Mai 68 a politisé les rapports de domination »

Boris Gobille et Bernard Pudal*, chercheurs en science politique, analysent ce qui constitue aujourd’hui l’héritage de Mai 68,
et les raisons qui poussent certains à le remettre en cause.

Christophe Kantcheff  • 26 juillet 2007 abonné·es

Selon vous, pourquoi Nicolas Sarkozy s’en est-il pris à Mai68~?

Boris Gobille~: Dans son discours du 29 avril, Nicolas Sarkozy a fait de Mai68 un enjeu majeur, exprimant la nécessité d’en liquider l’héritage. Or, dans un discours antérieur, il avait récupéré Jaurès, Blum, la lettre de Guy Môquet, c’est-à-dire un certain nombre de figures centrales de la gauche. Mais, pour lui, Mai68 reste irrécupérable. Car ce que représente Mai 68 constitue le dernier bastion qui résiste encore à la pensée néoconservatrice en France. Sur le plan économique, celle-ci a déjà réussi à imposer l’idée que l’économie de marché telle qu’elle fonctionne aujourd’hui n’a pas d’alternative. Mais il lui restait à faire sauter les quelques verrous moraux et culturels qui l’empêchaient encore de développer son programme dans toute sa brutalité.

Bernard Pudal~: Il existe toute une série d’interprétations de Mai 68, comme moment festif, ou comme moment de résurgence de l’individualisme, que les néolibéraux auraient pu accepter parce qu’elles pouvaient se marier avec leur idéologie. Mais Nicolas Sarkozy exprime la même haine de Mai68 que celle qui s’est déclenchée à l’époque, par exemple chez Raymond Aron, qui a traité les étudiants de « rats » . Pourquoi cette haine~? Mai68 constitue un moment de politisation fondé sur la critique des rapports de domination, qui prend la forme d’une critique de l’autorité. Remettre en cause des rapports de domination, c’est nier qu’ils sont naturels ou inéluctables. L’apport politique majeur des grands intellectuels des années 1960 est d’avoir mis en évidence que tous les rapports de domination sont arbitraires, historiquement construits. Or, la droite, dont Sarkozy est le représentant le plus « décomplexé » , rêve de revenir à une légitimation de la domination, la faisant apparaître comme naturelle. Cet objectif, chez Sarkozy, va de pair avec sa thèse sur les gènes, la biologisation, la médicalisation de la délinquance. On assiste là à un retour du refoulé conservateur le plus réactionnaire !

Boris Gobille~: Mai68 et ses suites, c’est-à-dire ce qu’on a appelé les « nouveaux mouvements sociaux », représentent un immense moment de politisation de la vie quotidienne, notamment des rapports hommes-femmes. Autrement dit, les années autour de 68 dénaturalisent les rapports d’autorité en les constituant comme objets de délibération. Aujourd’hui, au contraire, la pensée néoconservatrice s’attache à les dépolitiser à nouveau, à en faire quelque chose de fatal, qui ne peut être discuté, qui va de soi~: c’est vrai de l’économie, et plus généralement de l’ordre symbolique.

Qu’en est-il du véritable héritage de Mai68~? Les interprétations dominantes sont hostiles ou le réduisent à une révolte étudiante, à une crise strictement culturelle…

Bernard Pudal~: Où règnent ces interprétations « dominantes »~? Dans les médias, dans certains essais, écrits en particulier par des soixante-huitards. Mais il faut aussi regarder les pratiques sociales~: après Mai68, nombreux ont été les individus qui, dans la médecine, la psychiatrie, l’enseignement, etc., ont changé leur attitude, ont fait vivre des rapports totalement différents, précisément parce qu’ils avaient intégré que ces rapports n’étaient pas naturels. Ce legs de Mai68 se situe donc dans des pratiques qui perdurent. Et les sciences sociales, de temps à autre ­chez Bourdieu, Foucault, Deleuze, etc.­, se révèlent convergentes avec les pratiques d’agents sociaux refusant de revenir à des formes d’autorité dont ils souhaitent se défaire, qu’ils tentent de subvertir.

Boris Gobille~: Deux rameaux mènent vers les interprétations dominantes. Il y a d’abord une filiation conservatrice, entamée par Raymond Aron et son livre, laRévolution introuvable , publiée dès l’été 1968, poursuivie au milieu des années 1980 par Luc Ferry et Alain Renaut avec laPensée68 , remarquable outil d’assise intellectuelle de la pensée conservatrice. Mais il y a aussi une filiation qui passe par certains de ceux qui étaient à l’extrême gauche en 68, et qui, en gérant leur propre rapport de distanciation, ont produit des analyses qui ont été récupérées ensuite~: Régis Debray, par exemple, ou même Guy Hocquenghem, qui, sans l’avoir voulu, a nourri, dans Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary , une « pipolisation » de l’interprétation de Mai68~; on prend les plus connus, on regarde ce qu’ils sont devenus, et, par généralisation, on en fait la vérité de cette génération-là. D’où l’idée que les soixante-huitards se sont bien reconvertis. C’est d’ailleurs l’un des usages qui a été fait de Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman. Alors que les soixante-huitards les plus nombreux sont les anonymes qui ont fait vivre Mai68 dans leurs pratiques.
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La référence à Mai68 est souvent reprise dans les mouvements sociaux d’ampleur, mais elle peut apparaître aussi comme un repoussoir, notamment chez les jeunes. Pourquoi~?**

Boris Gobille~: Il faut d’abord souligner que cette histoire n’est pas vraiment enseignée dans le secondaire. Peut-être, en outre, Mai68 subit-il la disqualification plus générale de la génération du baby-boom, qui aurait profité de tout, d’une stabilité du travail, de l’époque où le CDI représentait encore la très grande majorité des flux d’embauche, où le sida n’existait pas encore mais où la contraception apparaissait, etc. Cette richesse-là aurait été dilapidée par cette génération, qui fermerait désormais la porte derrière elle. Mais il convient d’être prudent~: beaucoup ont en effet intérêt à opposer les générations entre elles. En fait, pour connaître véritablement le rapport des jeunes à Mai68, il faudrait bien sûr faire des enquêtes.

Dans la guerre des interprétations, la question de la jonction entre le mouvement étudiant et les grèves ouvrières apparaît comme centrale. Selon vous, cette jonction a-t-elle eu lieu~?

Bernard Pudal~: Oui et non. La jonction organisationnelle, qui a parfois été rêvée par des groupes gauchistes étudiants, d’aller aux usines Renault, de faire l’alliance avec les organisations syndicales, la CGT, etc., n’a pas eu lieu. Mais il faut aussi regarder ailleurs, en particulier en province, là où, par exemple, la conduite des grèves et des actions n’était pas totalement contrôlée par l’appareil politique du PCF, opposé à toute conciliation avec ceux qu’il nommait « les gauchistes ». Surtout, il ne faut pas confondre cette question de la jonction organisationnelle avec la question des relations multiples, ce que j’appelle les « métissages », qui se sont produits de différentes manières. Par exemple, dans les années 1960 et dans l’après-68, des étudiants, qui étaient fils d’agriculteurs, ont continué à voir leurs frères qui sont restés à la ferme. Ils ont contribué à désenclaver symboliquement les perceptions du monde social de leur milieu d’origine. C’est dans ces conditions que se sont nouées des conceptions sur une autre façon d’être agriculteur, et qu’ont eu prise des thématiques comme celles des paysans travailleurs, posant les bases de la Confédération paysanne.

De même, dans un documentaire d’Yves Jeuland, Camarades , on voit un postier, secrétaire de la fédération de la Jeunesse communiste à Toulouse, et homosexuel, raconter qu’avant 68 la direction du PCF l’a exclu à cause de son homosexualité. Quand est arrivé Mai68, il est allé voir ce qui se passait dans les facs de Toulouse. Voici ce qu’il en dit~: « Au début, je ne comprenais rien. Au bout d’un certain temps, je me suis habitué. Puis j’ai trouvé ce qu’ils disaient intéressant. Et en plus, ils étaient mignons… » Le monde social est toujours plus compliqué~: en réalité, Mai68 a été l’occasion pour beaucoup de nouer des relations, de découvrir des conceptions du monde, qui produiront leurs effets plus tard.

Boris Gobille~: Globalement, les usines où les jonctions ont eu lieu sont celles où la décentralisation industrielle avait imposé un recrutement massif de femmes, de jeunes, d’OS, d’immigrés et d’exilés d’autres régions de France. Ceux-là n’étaient pas pris dans l’histoire très forte et très incorporée du monde ouvrier local~: leur « usinisation », comme disent les historiens contemporains, était plus faible que celle des vieux ouvriers qualifiés. Du coup, ils étaient plus disposés à s’éloigner des grilles de lecture syndicales, et donc à rencontrer les étudiants. C’est au niveau des biographies individuelles qu’il faudrait voir comment ces jonctions se sont faites et quels effets elles ont eus.

Pourquoi la recherche n’a-t-elle pas investi l’étude de Mai68 jusqu’à une époque récente~?

Boris Gobille~: Longtemps, Mai68 n’a pas été un objet de recherche légitime à l’université. Il était difficile pour certains universitaires de prendre Mai68 comme objet d’étude, car, d’une certaine façon, cela revenait à se prendre eux-mêmes comme objets. Il y avait aussi un problème de sources, essentielles pour les historiens. L’association Mémoire de 68, à la BDIC de Nanterre, a fait dans les années 1990 un travail déterminant d’identification et de collation des sources. Quant à la sociologie, elle a d’abord travaillé la question sous l’angle du travail au lendemain de 68, puis elle s’en est assez largement détournée.

Bernard Pudal~: Ce n’est pas tout à fait vrai de dire qu’il n’y a rien eu scientifiquement. Pour beaucoup, les oeuvres de la sociologie de Pierre Bourdieu et de son équipe tournent autour de Mai68. Mais cela n’a pas été estampillé Mai68. Par exemple, le livre de Francine Muel-Dreyfus, le Métier d’éducateur , personne n’irait spontanément l’associer à Mai68. Pourtant, un chapitre entier y est consacré aux éducateurs soixante-huitards, qui ont transformé la définition de ce métier dans les années1970.

Pourquoi Mai68 est-il enfin devenu un objet d’étude légitime~?

Boris Gobille~: Il est difficile de répondre simplement à cette question. Il se peut que le passage de témoin se fasse enfin entre de jeunes thésards pour qui Mai68 appartient à l’histoire et des universitaires ayant vécu Mai68, et qui sont aujourd’hui dans des positions institutionnelles leur permettant de diriger des thèses.

Tout cela dans un double contexte de surcroît de mobilisation depuis le début des années 1990, avec les grands mouvements sociaux et l’altermondialisme, et d’institutionnalisation, dans la science politique, d’un champ de recherche sur l’action collective, auparavant inexistant. Il se passe un peu ici ce qui s’est passé aux États-Unis dans les années1960, où le mouvement des droits civiques puis la contestation étudiante se sont déroulés en même temps que des théoriciens pensaient l’action collective.

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