Mai 68, le bel héritage

Alors que Nicolas Sarkozy exprime sa haine de Mai 68, ce dossier se propose de restituer l’atmosphère sérieuse et joyeuse du « joli mois de Mai », en même temps que d’en éclairer les significations et la portée.

Christophe Kantcheff  • 26 juillet 2007 abonné·es
Mai 68, le bel héritage

La revanche est un plat qui se mange aigre. Pour son discours entre les deux tours de l’élection présidentielle, le 29 avril à Bercy, le candidat Nicolas Sarkozy a choisi un thème surprise, non lié à l’actualité, et que ne justifiait en rien le profil de sa rivale de l’ « ordre juste » ~: la critique de Mai 68. Et sur quel ton~! Et avec quels mots véhéments~! Il fallait, dit-il, en « liquider l’héritage » . L’expression a frappé (c’était fait pour), de la même manière que le « kärcher » destiné aux banlieues.

En réalité, le futur président n’innovait pas. Sa vision n’était que le dernier avatar d’une tradition anti-soixante-huitarde, qui parachevait son arsenal idéologique réactionnaire. Mais, ce faisant, il rendait à l’événement toute son importance, qui est considérable, et révélait que Mai 68 reste, près de quarante ans plus tard, la référence partagée d’une césure historique, la date emblématique d’un mouvement sans précédent dans la France du XXe siècle, travaillant les esprits aujourd’hui comme 1789 a pu le faire pendant plus d’un siècle.

Illustration - Mai 68, le bel héritage


Des salariés des usines Citroën de Nanterre lors de la grande manifestation du 29 mai 1968. Marie/AFP

Mai 68 est un objet chaud. Ses représentations sont diverses et contradictoires, et poser la simple question de savoir ce que cela fut ouvre sur une guerre d’interprétations. Celles qui dominent, dans la plupart des médias, dans les têtes de nos gouvernants, et plus largement de nos élites, sont défavorables au mouvement, ou en minimisent la charge subversive, ou le transforment en avant-pont de l’individualisme contemporain. Question d’époque. Aux conservateurs (ou « contre-révolutionnaires ») qui prospèrent sous les restaurations, se sont joints les ex-gauchistes médiatiques qui se sont construits en génération héroïque, égarée en politique à 20 ans, bourrée d’éthique en vieillissant, réduisant Mai à leurs seules personnes et à sa dimension sociétale ou culturelle pour mieux justifier leur confortable accommodation au néocapitalisme. Bref, la « haine de la démocratie » (Rancière) et le consentement au libéralisme se sont unis dans l’entreprise d’atomisation de Mai 68.

Mais « les faits sont têtus ». Et persistent les conceptions de l’événement fidèles à son message tout entier porté contre l’aliénation et l’exploitation. Celles qui y voient un grand tremblement de terre politique, qui commence le 3 mai au Quartier latin, avec l’irruption de forces de police dans l’enceinte de la Sorbonne, et se prolonge jusqu’en juin, où, dans certaines entreprises, le travail ne reprit qu’après le 20. Entre-temps, la France aura connu une puissante rébellion étudiante et la plus grande grève générale de son histoire, à laquelle 9 à 10 millions de personnes ont participé.

Sans doute le travail de transmission a failli. Le legs de Mai 68 a infusé dans les corps et les esprits, mais n’a pas été suffisamment explicité et mis en valeur face au déluge de révisions et procès en sorcellerie dont il fait l’objet depuis les années 1980. Il est très peu enseigné à l’école, et l’université même s’en est longtemps détournée. Il semble, désormais, que les choses changent.

La traduction en français, parue en 2005, de Mai 68 et ses vies ultérieures , de la chercheuse américaine Kristin Ross [^2], a ainsi représenté un moment important dans ce qui pourrait s’annoncer comme un début de « contre-offensive ». Cet ouvrage iconoclaste et salutaire déconstruit discours et analyses auxquels l’événement a donné lieu sur plus de trois décennies, pour mieux en cerner la spécificité, que l’auteure décrit en ces termes~: « La subjectivité politique qui émergea en Mai était de type relationnel, construite autour d’un débat sur l’égalité~: une expérience quotidienne d’identifications, d’aspirations communes, de rencontres plus ou moins réussies, de réunions, de déceptions et de désillusions. L’égalité, telle qu’elle fut massivement expérimentée à ce moment-là ­ c’est-à-dire comme une pratique inscrite dans le présent et éprouvée comme telle, et non pas comme un objectif à atteindre ­, constitue un énorme défi pour toute représentation future. »

En élaborant le présent dossier, et à notre mesure, nous avions ce défi en tête. Sans prétendre bien sûr à l’exhaustivité, avec enthousiasme mais aussi le souci d’éviter le tableau hagiographique, nous avons tenté de restituer l’atmosphère sérieuse et joyeuse du « joli mois de Mai », en même temps que d’en éclairer les significations et la portée. Considérer quel enjeu représente aujourd’hui Mai 68, puis en retracer le cours des événements, enfin examiner de quelle manière chaque parcelle de pouvoir a alors été constestée, a constitué notre démarche. Philippe Artières, Daniel Bensaïd, Daniel Cohn-Bendit, Christine Delphy, Éric Fassin, Boris Gobille, François Maspero, Philippe Meirieu, René Mouriaux, Bernard Pudal, Bernard Rancillac, Jean-Pierre Thorn, Jeannine Pierre-Émile et Noëlle Darteville nous y ont aidés, par leurs témoignages, leurs oeuvres et leurs analyses. Qu’ils en soient ici tous remerciés [^3]
. Plutôt que de le liquider, le bel héritage de mai 68 est à faire fructifier. C’est une question de justice envers l’histoire… et d’espoir~!

[^2]: Traduit de l’anglais par Anne-Laure Vignaux et coédité par les Éditions Complexes et le Monde Diplomatique.

[^3]: Nous remercions également les éditions Hoëbeke qui nous ont autorisés à publier quelques-unes des photographies contenues dans la France en 1968, de Jean-Louis Marzorati, à paraître en octobre 2008 (en coédition avec l’AFP, 120 p., 19,90 euros).

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