« Mais » 68… L’héritage ambigu

Ses parents avaient 17 ans en 1968. Pauline, 26 ans, jeune journaliste, appartient à la « génération molle ». Elle se dit irritée par cette référence encombrante.

Pauline Graulle  • 26 juillet 2007 abonné·es

Il paraît que je fais partie de la « génération bof ». Celle des « désillusionnés », mais aussi des « sacrifiés » qui ont vu le jour dans les années 1980. Douze ans plus tôt, mes parents avaient 17 ans. Ils étaient alors lycéens, encore peu politisés, en banlieue parisienne. De Mai68, ils ont été davantage des spectateurs ravis que des acteurs enragés. Mais qu’importe. Pas besoin d’avoir des parents « purs soixante-huitards » pour humer l’inextinguible parfum d’idéal de leur « révolution »~: ses mythes de barricades et ses slogans qui vous donnent la chair de poule tant il s’en dégage un ardent désir de liberté.

Ah ! la belle époque. Que de regrets de ce temps à la fois révolu… et collé à nous comme le sparadrap au capitaine Haddock. Àchaque manif façon CPE, la même rengaine. Les médias nous renvoient au passé, s’étonnant qu’un mouvement puisse émerger de cette jeunesse somnolant devant l’hégémonie des marques et de la télévision~: « Revoilà Mai68~!», s’écrient-ils alors, tout réjouis de pouvoir nous mettre dans leur case. Et notre jeunesse, tellement inquiète de cet avenir qu’on lui promet si sombre, comparé ­invariablement ­ à la douceur des Trente Glorieuses, tente pourtant de faire entendre sa voix à elle. Mais elle semble toujours étouffée par ces chuchotements insidieux~: « Tes parents l’ont déjà fait… et mieux que toi~! » Pas d’alternatives. Pas d’espace pour imposer nos propres formes de lutte. Hors 68, point de révolte~?

Car si l’héritage est ambigu, je passerais bien vite pour une ingrate si j’y trouvais quelque chose à redire. Je suis une enfant désirée parce que ma mère a pu prendre la pilule contraceptive. Je peux mener une vie indépendante au sein même de l’appartement familial. J’ai eu la chance de faire des études parce que mes parents souhaitaient que je connaisse la même ascension sociale qu’eux. Alors qu’ils ont dû s’affranchir de leur propre famille pour arracher leur liberté, ils me l’ont donnée sans que j’aie besoin de la réclamer.

Et pourtant. Je brûlerais d’envie de ne pas partager les opinions politiques de mes parents. Je brûlerais d’envie de préférer le rap ou la techno au bon vieux rock des seventies. Parce que ceux qui nous ont transmis l’idée que le bonheur absolu consiste à rompre avec la génération précédente et que la jeunesse ne saurait exister sans être rebelle confisquent à leurs enfants la possibilité de rompre avec eux. Avide de dialogue et de proximité, la génération 68 a décidé de s’octroyer le monopole de la jeunesse éternelle. Une faille béante la séparait symboliquement de ses parents~; elle laisse à peine quelques fissures s’immiscer entre elle et sa si chère progéniture.

Et pourtant. Nous avons nos propres soucis. L’objet de révolte est toujours là, même s’il n’est plus identifiable dans la permanence d’une figure d’airain qu’il faudrait démolir. La volatilité de l’ennemi le rend insaisissable~: chômage, précarité, capitalisme financier… Aucun nom propre, personne à blâmer. Face à ces adversaires protéiformes, les formes de lutte inventées par nos parents semblent définitivement périmées. À nous d’en réinventer.

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