« Nous n’avons pas rêvé… »

Selon Christine Delphy, sociologue et directrice de la revue « Nouvelles Questions féministes », Mai 68 a marqué la rupture avec le silence et la censure, et donné la preuve que la démocratie est possible.

Christine Delphy  • 26 juillet 2007 abonné·es

Mai68 a existé, et ce fait seul suffit à donner de l’espoir, permet de penser que la forme politique de nos « démocraties représentatives » n’est pas la meilleure, encore moins la seule possible.

Le 11 mai 68, je sors avec un collègue du Centre de sociologie européenne, rue Monsieur-le-Prince~; nous tombons sur une manifestation et, entraînés par la foule, nous sommes séparés. Immobilisée avec des centaines d’inconnus au coin de la place Saint-Sulpice, je découvre cette banalité que je ne connaissais pas~: la violence policière. Puis, alors que je tente de traverser la place pour prendre l’autobus, j’en deviens à mon tour, avec des dizaines d’autres passants, la cible. Nous sommes coursés sans raison par des hommes enragés, et sauvés par une concierge compatissante qui nous ouvre la porte d’un immeuble bourgeois in extremis . Cette expérience est une Pentecôte~: dix minutes de peur panique m’ont enseigné une autre langue. Dès le lendemain, je participe activement aux manifestations, à toutes les manifestations.

Progressivement la grève gagne tout, y compris le CNRS. Un jour, le directeur de notre labo déclare que, dans le monde universitaire, la grève n’a pas lieu d’être, nous acquiesçons tous à son raisonnement imparable, mais, dès le lendemain, plus personne n’est au bureau ! Dans tout le Centre, aucune équipe ne travaille, sauf celle de Pierre Bourdieu. Ses disciples ont inventé, ou accepté, une version inédite de la grève~: ils viennent ponctuellement tous les matins, comme d’habitude, mais cette fois pour ronéotyper les oeuvres « utiles aux étudiants » du Maître. On fait la révolution qu’on peut.

Au siège du CNRS se forme un comité d’action, dont je fais partie, bien que je sois prolétaire du CNRS, vacataire. J’y rencontre une chercheuse, sociologue, Jacqueline Feldman-Hogasen~; elle me parle d’un groupe féministe qu’elle a formé, FMA, Féminin masculin avenir. C’est ce que je cherchais depuis plusieurs années. Je lui annonce tout de suite~: « J’en suis~! » À ce petit groupe, qui s’est constitué dans les conférences d’Andrée Michel (sociologue et pionnière du renouveau féministe), j’amène mon amie Emmanuelle de Lesseps, avec qui j’ai « fait » toutes les manifs et les après-manifs de mai et de juin. Nous organisons deux conférences dans la Sorbonne occupée, invitant d’abord Évelyne Sullerot puis Gisèle Halimi. Les séances ont beaucoup de succès, ce qui est assez curieux, car le milieu étudiant et plus généralement intellectuel ­en Mai68 comme pendant toute la période­ est non seulement misogyne, mais férocement antiféministe. Dès qu’on ose parler des contraintes pesant sur les femmes, il y a un homme pour demander si « nous ne serions pas féministes par hasard » ~? « Féministe » est une insulte plus grave que « stalinien » ou « nazi ». C’est un tabou absolu. Il ne faut pas être féministe, point. Et ma génération a commencé sa protestation, bien avant Mai68, en préfaçant toutes ses phrases par~ *: « Je ne suis pas féministe, mais… »*

Quarante personnes, hommes et femmes, rejoignent FMA, mais peu reviendront en septembre. Nos effectifs s’amenuisent pendant les deux années suivantes, et, en 1970, nous ne sommes plus que les quatre fondatrices. Nous passons cette période à peaufiner et à radicaliser nos analyses, transformant Féminin masculin avenir en Féminisme marxisme action, à espérer que d’autres groupes que le nôtre existent. Mais, pour nous faire connaître, il faudrait passer la censure des médias, qui refusent obstinément de parler de nous.

Puis, un jour de mai 1970, le miracle~: un article de Monique Wittig et de trois autres femmes a passé la barrière, est paru dans l’Idiot international. « Pour un mouvement de libération de la femme » (sic) a titré la rédaction, qui a réduit « les femmes » du titre originel à une essence singulière. Nous parvenons en juin à rencontrer les auteures après moult péripéties (dont les manoeuvres d’Antoinette Fouque, qui déjà, de l’intérieur, s’oppose au féminisme). En dépit des traquenards, on se connaît, on se reconnaît, et contre vents, marées, et l’opposition de toute l’extrême gauche (y compris des femmes des groupuscules maos et trotskistes), le MLF signe son acte de naissance de façon flamboyante et baroque~: le 27 août 1970, nous allons à l’Arc de triomphe pour dire « qu’il y a plus inconnu que le soldat inconnu~: sa femme » . Cette créativité ­collective, forcément collective­, c’était encore l’esprit de Mai68. Aujourd’hui disparu, comme le coin de rue de Charles Trenet. Mais pas pour toujours.

Mai68, ici comme aux États-Unis, en Angleterre ou en Italie, a été le point d’origine des mouvements féministes, et d’autres mouvements, parce qu’il a été le point de rupture avec le silence, avec la censure. Et cela, on ne pourra jamais le nier. Ni que ce silence et cette censure existaient, ni qu’ils furent, à ce moment, brisés. Il y a celles et ceux qui, nés trop tard, ou trop tôt, ou partis en voyage, ou habitant un petit village, n’ont pas connu Mai68 pour des raisons indépendantes de leur volonté. Et puis il y a celles et ceux qui l’ont connu, et ont trouvé chic, ensuite, de tourner casaque et de vilipender cette époque. Il n’y a qu’un nom pour celles et ceux-là~: ce sont des chiens.

Je m’explique. Certes, on peut critiquer tel ou tel aspect des slogans~; mais pas sans les replacer dans leur contexte ni sans prendre en compte leur sens profond. Car ces slogans tant décriés visaient à révéler une vérité poétique, pas à indiquer une direction d’action pratique. « Sous les pavés, la plage » n’a pas l’ambition de se substituer à la science des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Surtout, qui a vécu Mai68 à Paris ou ailleurs et n’est pas de mauvaise foi sait depuis, même si elle ou il tâche de l’oublier, qu’un autre monde est possible. Un monde où tout le monde peut parler à tout le monde, où on peut confier à de parfaits inconnus, sans souci de paraître insouciant, sans nécessité de frimer, ses idées et ses angoisses, qu’elles portent sur l’état des routes, sur les relations parents-enfants, sur l’amour, son excès de présence ou d’absence, sur le rôle du Parlement.

Pendant le mois de mai, à Paris, dans toutes les rues, à toutes les heures du jour et de la nuit, tous les sujets ont été discutés, chaudement et chaleureusement. Un monde a existé dans lequel le modèle de l’agora des Grecs anciens a été incarné (et en mieux, parce qu’ouvert à toutes/tous, et non fermé aux esclaves, aux femmes et aux métèques). Un monde où la politique ­le débat sur la cité, sur ce qu’on appelle aujourd’hui le vivre ensemble­, bref sur les rapports entre nous, était au centre des conversations. Un monde où la res publica , la chose publique, était vraiment l’affaire de tous, où le peuple ( démos ) a pris au sérieux l’idée qu’il est capable et digne de se diriger ( kratos) , et qu’à côté de cette liberté-là, les autres (celle de consommer le hamburger le plus/le moins calorique, de choisir entre 38 modèles de voitures, etc.) sont des miettes jetées aux ilotes pour qu’ils se tiennent tranquilles. Dans ce mois d’effervescence, toute une génération s’est donnée, à force de discussions publiques et non-stop, une formation politique accélérée. Un mois d’auto-éducation à la démocratie en trois siècles de république, c’est maigre. Mais ça suffit à croire que ça peut exister.

Puis la « réalité », celle des hommes (et des femmes) providentiels, celle de la structure sociale hiérarchique où « les politiques » sont des professionnels à plein temps, a repris le dessus~: choisissez votre hamburger, nous nous occupons du reste. Comme si ce que nous avions vécu était un rêve, puisque c’était impossible ­on nous l’a assez répété. Sauf que nous n’avions pas rêvé, et que ça s’était vraiment passé. Et si ça a pu se passer, même une seule fois…

Pour l’instant, ils aboient si fort ­ceux que vous savez­ qu’on ne s’entend pas penser. Mais au fond de nous, là où on n’entend plus les aboiements, on n’a rien oublié, et on SAIT que C’EST possible. Tout au fond de nous, Mai68 reste présent, comme la preuve de ce possible qu’on nous a ­que nous nous sommes?­ dénié. Mais pas pour toujours.

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