Entier ou en morceaux

Lauréat de la Palme d’or 2007, Cristian Mungiu filme
un avortement clandestin à Bucarest en 1987. Posant
et reposant le problème du choix et du regard.

Ingrid Merckx  • 30 août 2007 abonné·es

Jusqu’où faut-il montrer ? Cette question essentielle au cinéma traverse tout le film 4 mois, 3 semaines, 2 jours, qui porte sur un avortement clandestin. De sa préparation à son accomplissement. Le tout en à peine plus de 12 heures dans Bucarest d’avant la chute du communisme, où l’avortement était puni comme un crime. Chaque détail a son importance. Jusqu’où faut-il montrer ? Cristian Mungiu remet cette question en jeu à chaque plan, choisissant scrupuleusement les angles de vue, autorisant les personnages à passer hors champ, et préférant les filmer de profil ou de dos plutôt que de face. Sauf pour fixer le foetus expulsé, à moitié enroulé dans une serviette sur le carrelage d’une salle de bain. Objet affreux que l’avorteur a conseillé de ne pas jeter n’importe où, « entier ou en morceaux » .

Fallait-il aller jusque-là ? Le regard de la jeune fille découvrant la chose et s’accroupissant pour la saisir ne suffisait-il pas ? Les associations pro-life en ont profité pour faire pression sur le ministère de l’Éducation nationale, qui a décidé, dans un premier temps, de censurer la Palme d’or 2007. Mais celui-ci a dû reculer. Cette même question s’est posée encore plus sérieusement lorsque Cristian Mungiu a révélé qu’il était « pour la liberté de la femme mais contre l’avortement tardif » . Ceci expliquait-il cela ?

Eh bien non. Le cinéaste roumain réussit à laisser vivre ses personnages, libres au point de n’illustrer que leurs propres choix. Il suit la dure journée de deux étudiantes « dans la merde » . L’une, Gabita (Laura Vasiliu), enceinte depuis plus de quatre mois, doit se débarrasser au plus vite du problème. L’autre, Otilia (Anamaria Marinca), qui partage sa chambre au foyer universitaire, a décidé d’aider son amie. Il y a la nunuche et la dégourdie. Celle qui subit et celle qui agit. Celle qui ne peut plus reculer et celle qui veut savoir à quoi s’attendre. Le point de vue n’est pas moral. Mais pratique : où, comment et à qui demander ? Pénal : le risque de la prison, voire, à cette date de la grossesse, l’accusation de meurtre. Et médical : comment éviter l’hémorragie et l’infection ?

Le cinéaste s’attache plus précisément à Otilia, celle qui n’avorte pas mais qui, en accompagnant l’acte, tente de prendre la mesure du geste. Face à son amie, face au « porc » qui pose la sonde, face à son petit ami, qui n’a « qu’un avis très théorique sur la question » , face à la génération des parents qu’elle retrouve le soir autour d’une table d’anniversaire, cependant que Gabita perd son sang toute seule quelque part.

Cette scène de dîner où Otilia doit donner le change est incroyable de tension et de finesse : elle illustre à la fois les tourments de la jeune fille, le choc des générations, des différences sociales, des progressistes contre les réactionnaires. Alors que tout le film détaille, un peu à la manière des frères Dardenne, les gestes d’une journée, ce repas fait figure de caisse de résonance. En quelques minutes, il dessine le cadre dans lequel l’événement arrive : le parcours d’Otilia, la Roumanie de 1987. Le contexte en somme. Il n’y a qu’une scène un peu facile, la dernière. Une percée d’un humour assez moyen mais qui marque aussi, à sa manière, la fin du drame.

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