La culture du résultat

Dans une lettre de mission, Nicolas Sarkozy détaille sa vision de la politique culturelle. Reçu avec bienveillance par certains journalistes, ce texte est pourtant la négation même de ce qu’il prétend promouvoir.

Christophe Kantcheff  • 27 septembre 2007 abonné·es

Ainsi donc, la lettre de mission (<www.elysee.fr>) que Nicolas Sarkozy a envoyée le 1er août à la ministre de la Culture et de la Communication, Christine Albanel, ne serait pas si mauvaise. C’est en tout cas le commentaire qu’en ont fait un certain nombre de journalistes spécialisés dans ces questions, et pas forcément marqués à droite, estimant en particulier que le Président y dressait un juste constat de cinquante ans de politique culturelle française. Autrement dit, qu’il n’apportait peut-être pas toutes les bonnes réponses, mais qu’il posait les bonnes questions…

Illustration - La culture du résultat


Christine Albanel, lors de l’inauguration du nouveau Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence, en juin. HORVAT/AFP

Que se passe-t-il avec l’esprit critique ? Qu’en est-il de la conscience politique ? L’omniprésident fascine-t-il à ce point pour que ceux-ci s’évanouissent si facilement ?

Pas si mauvaise, cette lettre de mission ? Mais c’est ne pas même voir les mots, le vocabulaire, la rhétorique qui y sont à l’oeuvre. Sans doute, la redoutable habileté des porte-plume de la présidence, qui s’emploient à recycler des notions progressistes que la gauche a laissées en déshérence ou vidées de leur sens, y est pour quelque chose. Ainsi, Nicolas Sarkozy déplore « l’échec de l’objectif de démocratisation culturelle » et se désole que, « financée par tous, [notre politique culturelle] ne bénéficie qu’à un tout petit nombre » . Mais doit-on pour autant l’en féliciter ? Applaudit-on un enfonceur de portes ouvertes ­ ce constat d’échec étant ressassé depuis des années dans maints livres, rapports et articles ? S’esbaudit-on quand le même s’insurge, avec quel courage et quelle lucidité, devant le taux de chômage ou les inondations ?

Nicolas Sarkozy demande donc à Christine Albanel de réussir la démocratisation culturelle. Par quels moyens ? Deux, notamment : en s’appuyant sur l’école et sur les médias. À nouveau, certains journalistes apprécient. Sans doute parce qu’ils souffrent de myopie, négligeant de prendre en compte la politique globale du nouveau président et ses antécédents.

Que penser en effet de l’accent mis sur « l’éducation culturelle et artistique à l’école » , qui doit devenir la priorité de la ministre, quand le gouvernement a annoncé précédemment la suppression de plus de 11 000 postes dans l’Éducation nationale ? Sarkozy propose « la création d’un enseignement obligatoire d’histoire de l’art » . En quoi est-ce cohérent avec sa volonté exprimée dans sa « lettre aux éducateurs » de réduire le nombre d’heures de cours, tandis que le ministre de l’Éducation nationale vient d’annoncer la création d’une heure supplémentaire de sport par semaine en primaire ? En outre, a-t-on déjà oublié que Nicolas Sarkozy a été ministre de l’Intérieur et ministre de l’Économie et des Finances de gouvernements qui, entre 2002 et 2007, ont consciencieusement sapé le plan Lang-Tasca de 2000, qui engageait les moyens d’une véritable présence de l’art et des artistes à l’école ?
L’omniprésident réclame également plus de culture à la télévision publique. L’ « offre culturelle » de France Télévisions, écrit-il à sa ministre, doit marquer « une plus grande différence avec les chaînes privées » . En augmentant les budgets alloués ? Mais l’Élysée a exclu toute majoration de la redevance. En revanche, le choix d’une coupure publicitaire supplémentaire est sérieusement à l’étude : c’est-à-dire un alignement toujours plus grand sur le privé. Mais si aucune décision n’est prise en ce sens, les financements de l’audiovisuel public stagneront. Christine Albanel a déclaré le 14 septembre qu’elle n’y voyait pas d’inconvénient. Dans ce cas, pour renforcer la culture sur France 2 et France 3, ne faudrait-il pas prendre sur les jeux et autres passionnants programmes capteurs de publicité ? Mais c’est alors les annonceurs qui feraient défaut. Et les budgets qui s’effondreraient. Bref, culture et libéralisme sont antinomiques à la télévision, qu’elle soit publique ou privée…

Celle-ci a évidemment les faveurs de cette longue lettre, qui balaie par ailleurs la question des intermittents en deux lignes. Nicolas Sarkozy veut « une remise à plat des dispositions législatives et réglementaires qui s’appliquent au secteur de l’audiovisuel » pour « permettre l’émergence de groupes de communication audiovisuelle français de premier plan » . Des mots qui bien sûr ne doivent rien à ses amis Bouygues, Lagardère et Bolloré.

Après avoir instauré la démocratisation culturelle, l’omniprésident sera le sauveur de l’industrie musicale. C’est en tout cas ce qu’il « souhaite » , écrit-il à Christine Albabel, n’usant pas, de façon tout à fait exceptionnelle, des injonctions qui émaillent son courrier, du type « vous examinerez » , « vous prendrez les dispositions nécessaires » ou « vous réformerez » … Pour sauver l’industrie musicale, deux directions principales : « Vous inciterez les titulaires de catalogues à numériser leurs oeuvres et à les distribuer sur tous les supports » ; « vous rechercherez les voies et moyens pour conclure un accord interprofessionnel permettant de dissuader efficacement et de réprimer la contrefaçon de masse ».

Air connu ­ arrêter les voleurs, développer le téléchargement légal ­ mais peu convaincant. Nicolas Sarkozy croit-il vraiment que tout morceau piraté, surtout par un adolescent pour qui le piratage est aussi une activité ludique, est forcément un morceau qui aurait pu être vendu légalement ? En outre, on aimerait savoir de quels pouvoirs dispose la ministre de la Culture pour « inciter » à la numérisation « les titulaires de catalogues » , c’est-à-dire les multinationales BMG, Sony, Universal… Et si tant est qu’elle puisse influer sur celles-ci, pourquoi se désintéresser du prix des CD et des catalogues, que les majors ne cessent de sabrer en les uniformisant, ce qui pousse au piratage quand on recherche une offre plus diversifiée et meilleur marché ?

Mais cette lettre n’ajoute pas seulement l’incompétence à l’hypocrisie. Ce président, qui juge de la qualité des livres en fonction de leur chiffre de vente (cf. l’hagiographie de Yasmina Reza) et qui estime qu’inscrire la Princesse de Clèves à un concours de la Fonction publique ne sert à rien, « pense » que la culture se gère comme une entreprise, et que la rentabilité ­ ou les records d’audimat ­ y est une vertu. La ministre devra ainsi « veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent les offres répondant aux attentes du public » . Les commentateurs bienveillants ont estimé qu’il s’agissait là d’un « paragraphe qui fait tâche » . Erreur. Cette phrase symbolise la vision sarkozyste de la culture qui se développe dans l’intégralité de cette calamiteuse lettre de mission. Ce qui suit en précise les contours : « Vous exigerez de chaque structure subventionnée qu’elle rende compte de son action et de la popularité de ses interventions, vous leur fixerez des obligations de résultats et vous empêcherez la reconduction automatique des aides et des subventions. » Pour atteindre ces objectifs, Bernard Laporte n’aurait-il pas été mieux indiqué que Christine Albanel ?

De toute façon, l’omniprésident prévient sa ministre qu’il l’aura sérieusement à l’oeil. Non seulement, comme ses collègues du gouvernement, elle est avertie qu’ « un bon ministre ne se reconnaîtra pas à la progression de ses crédits, mais à la réalisation du projet présidentiel, y compris sur le plan financier » . Mais il lui est demandé « d’obtenir rapidement des résultats » . Sinon, elle ne sera pas reconduite ?

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