Chacun rame dans son coin

Pour Denis, conducteur de métro et syndicaliste-SUD à la RATP, la pénibilité physique a laissé la place à une souffrance psychologique
et à un isolement face à la machine. Témoignage.

Pauline Graulle  • 4 octobre 2007 abonné·es

12 h 50. Denis prend son service, comme presque chaque jour depuis vingt-trois ans. Le conducteur de la ligne 2 du métro parisien retrouve ses collègues dans le « corps de garde », local niché entre les deux rames de départ de la station Nation. Ici, se côtoient chefs de manoeuvre, chefs de départ, agents de maîtrise, et les 160 conducteurs qui se relaient quotidiennement. On y prend un dernier café, on regarde distraitement les panneaux où s’affichent les tracts syndicaux. Dans la lumière jaunâtre, l’atmosphère à la fois décontractée (pour ceux qui ont fini leur tour) et un peu tendue (pour ceux qui commencent) donne à la salle des airs de vestiaire avant une course de fond. 13 h 01. Denis s’engouffre dans la « loge », minuscule cabine de conduite à l’avant du train. « On n’a pas de clim ici, c’est un métro qui a été conçu dans les années 1970 » , souffle-t-il. De nouveaux trains, plus modernes, seront bientôt mis en service : une nouvelle génération de métros pour une ancienne génération de conducteurs déboussolés par l’informatique. 13 h 02. Après un coup d’oeil appuyé dans les rétroviseurs, Denis active la sonnerie, enclenche la fermeture des portes, démarre.

Le bruit est assourdissant. La pénombre des tunnels contraste avec les ampoules blafardes des stations souterraines. La lumière rasante du jour est encore plus violente lorsqu’on passe en aérien. L’oeil fatigue. À chaque arrêt, Denis, la quarantaine bien sonnée, penche son grand corps voûté pour contrôler, à travers ses petites lunettes, le flux des voyageurs : « Avant, j’avais une bonne vue, mais, avec le métro aérien, ça s’est un peu gâté. J’ai aussi une hernie discale, mais on refuse de reconnaître que c’est une maladie professionnelle » , regrette-t-il en passant une main rapide sur le dos de son costume vert.

La pénibilité physique, gommée à mesure des progrès techniques, a laissé la place à une souffrance psychologique invisible, insidieuse. Aujourd’hui, plus besoin d’assister le conducteur dans des tâches devenues obsolètes. Certains postes sont progressivement supprimés, comme les agents de manoeuvre qui concouraient jadis à la sécurité des conducteurs. Conséquence : l’isolement face à la machine. Et une déshumanisation du travail avec son lot d’angoisses, qui engendre une solitude accrue, parfois difficilement soutenable pour le personnel : « C’est dur psychologiquement. Beaucoup de conducteurs sont déprimés. Parce qu’on est tout seul dans la cabine, parce qu’on est responsable de tous les voyageurs. S’il y a quoi que ce soit, c’est de notre responsabilité » , assure Denis. Moins de personnel, plus de pression individuelle. Car il faut faire avec les normes de sécurité, avec les contraintes matérielles, avec les exigences des « usagers » … Ou des « clients » ? La langue fourche. Denis ne sait plus vraiment quel terme employer…

Station Rome. Le conducteur de la ligne 2 continue, imperturbable, ses gestes experts, actionnant toutes les trente secondes une pédale qui assure qu’il est toujours en éveil. « Ce travail est très répétitif. Mais il faut se forcer à combattre la répétitivité. C’est important : il faut rester concentré tout le temps, et faire très attention à ce qu’il n’y ait personne sur la voie, aux feux verts et rouges… Quand un conducteur ne respecte pas la signalisation, il a une punition : une journée de « mise à pied » qui sera, en outre, prise en compte dans le calcul de son avancement » , explique-t-il en forçant sa voix pour couvrir le cliquetis permanent du compteur, qui ajoute au ronronnement de la machine.

Surveiller seul des flux de personnes de plus en plus importants sur les quais, gérer les incidents techniques et les accidents de voyageurs… Pas le temps de réfléchir, il faut garder le rythme. Pourtant, « on ne peut pas tenir l’horaire si on respecte les obligations de sécurité » , affirme Denis. Dès lors, comment gagner du temps lorsqu’on est déjà en retard et que les prescriptions réglementaires sont toujours plus strictes ? Obligation de sécurité, obligation de rapidité. Autant de contraintes contradictoires et pas de solution. Alors on rogne sur ses temps de pause, pourtant nécessaires à la sécurité, on sacrifie un peu de la sacro-sainte vigilance, quitte à risquer une journée de mise à pied. Comme un funambule, Denis tente, tant bien que mal, de gérer en lui-même les paradoxes entre le travail prescrit et le travail réel : pour satisfaire sa hiérarchie, pour contenter les voyageurs, pour se montrer à lui-même que, malgré tout, le travail est « bien fait ».

Arrivée à Porte-Dauphine, terminus. Il reste une minute trente de « disposition » (de pause) à Denis, avant de retourner à Nation. À peine le temps de serrer quelques mains aux collègues qui discutent dans le minuscule corps de garde de la station. Une fois remonté dans sa loge, Denis évoque avec regret le temps où l’esprit de corps avait encore cours à la RATP. Entre l’atomisation des postes de travail, la réduction des effectifs ­ comme ceux des agents de station, peu à peu remplacés par les bornes d’achat de tickets ­, et l’arrivée des « jeunes » et de leur vision instrumentale du travail, la solidarité n’est plus ce qu’elle était à la RATP.

La grève non plus, d’ailleurs. Fini les blocages massifs à tout bout de champ. La dernière paralysie générale remonte à 2003, pour défendre les retraites. Sans s’en prendre frontalement au droit de grève, la direction a fait discrètement passer plusieurs directives visant à désamorcer les velléités revendicatrices et à minimiser le nombre de grévistes tout en introduisant un management issu du privé qui accentue le « chacun pour soi ». Pour l’instant, elle préfère dissuader plutôt qu’interdire et privilégie la carotte au bâton. Ainsi, la « prime au kilomètre », instaurée pour compenser la suppression de postes de surveillants dans les galeries souterraines, et qui permet aux conducteurs de gagner jusqu’à 100 euros de plus par mois, est supprimée à quiconque décide d’arrêter de travailler en temps de grève. Une manière d’enrôler les jeunes conducteurs, pour qui la reconnaissance passe désormais davantage par le salaire que par l’appartenance à un groupe.

De même, les jours de grève, une « réserve générale », composée d’anciens conducteurs qui peinent à finir leurs annuités et surnommés les « ruineuses de grève » , est systématiquement déployée. « J’exagère, mais avant, on faisait la grève si la machine à café était en panne , sourit Denis. Aujourd’hui, les gens sont plus individualistes, ils sont endettés, ils n’ont plus envie de se battre. »

Retour à Nation. Un peu de détente avant de repartir pour un tour. Denis termine sa journée à 19 h 30. Quand on lui demande s’il aime son métier, il répond simplement qu’il lui laisse le temps de s’épanouir ailleurs. Dans la lutte syndicale, mais aussi à travers les actions de bénévolat qu’il effectue dans les maisons de retraite ou auprès d’aveugles. Denis, ou le service maximum.

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