Fin des régimes spéciaux : chiche ?

Christophe Ramaux  • 24 octobre 2007 abonné·es

Même avec une croissance molle de 1,7 % par an, le PIB doublera d’ici à 2050. Cela suffit pour permettre le retour à 37,5 ans de cotisation pour tous. Petite démonstration : on compte aujourd’hui 4 retraités pour 10 actifs. Pour une masse salariale de 100, chacun reçoit donc 7 en moyenne (100/14). En 2050, on comptera, au grand maximum, 8 retraités pour 10 actifs. Chacun pourra donc recevoir 11 en moyenne (200/18). Les salaires nets ne doubleront certes pas. Une plus grande part du gâteau devra être consacrée aux retraités (ce qui suppose une hausse des cotisations) puisqu’ils seront plus nombreux. Le pouvoir d’achat peut cependant augmenter de plus de 50 % et cela sans même toucher à la part des profits ! Les scénarios catastrophes sur les retraites ne valent que si l’on retient l’idée que la masse salariale (salaires nets + cotisations sociales, notamment pour la retraite) n’augmentera pas à l’avenir.

Le financement des retraites par répartition n’est pas un problème. Ceux qui suggèrent l’inverse ont une idée en tête : faire baisser les pensions publiques pour encourager la capitalisation. Offrir au capital le vaste « marché » des retraites (mais aussi de la santé, du transport ferroviaire, etc.) : tel est, au fond, le projet libéral.

Il y a bien des raisons de défendre les régimes spéciaux. La principale ne fait pas de doute : avec leur remise en cause, il s’agit pour les libéraux de franchir une nouvelle étape, qui en appellera d’autres, avec le passage programmé à 41 ans puis 42 ans de cotisation.

La simple « défense » des régimes spéciaux pose cependant problème. Il y a évidemment quelque chose d’obscène à voir un gouvernement qui dilapide des milliards d’euros pour les plus riches s’en prendre aux acquis sociaux des cheminots. La leçon est vieille comme la domination : pour faire trinquer le peuple, rien n’est plus efficace que la stratégie de l’escalator. Vous souhaitez progresser, mais l’escalator descend, et vous en rendez responsable celui qui est juste au-dessus.

Reste un malaise. Comment justifier, au fond, les régimes spéciaux en lieu et place de dispositifs spéciaux en faveur de tous les métiers difficiles ? L’ouvrier d’usine en 3 x 8 ou la caissière de supermarché n’ont-ils pas des conditions de travail pénibles ? Les régimes spéciaux ne sont pas sans rapport avec la logique de l’assurance mobilisée pour permettre une transition « en douceur » entre le libéralisme du XIXe siècle et l’État social au XXe siècle. Le système assurantiel est celui de la neutralité actuarielle, qui exige que les risques soient bien sériés, les régimes clairement distingués. La Sécurité sociale a depuis longtemps rompu avec cette logique. Elle repose sur une socialisation généralisée. À la fin de chaque mois, une fraction de la richesse est prélevée pour satisfaire des besoins sociaux (retraite, santé, chômage, etc.). Des traces n’en demeurent pas moins : les régimes spéciaux en sont une, de même qu’on parle toujours ­~à tort~­ d’assurances sociales pour désigner la Sécu.

Mais il y a plus grave. Les régimes spéciaux reposent la question de la fracture entre public et privé. Pour nombre de salariés du privé, un emploi de fonctionnaire sert d’abord les intérêts du… fonctionnaire. On peut le regretter. On doit surtout prendre au sérieux la plainte qu’exprime ce jugement.

On ne construira pas de projet d’émancipation sans recréer du lien entre public et privé, du projet commun. Comment faire ? Les batailles se mènent d’abord dans les têtes. À ce niveau, il importe d’en finir avec l’idée selon laquelle le privé finance le public « improductif ». Un fonctionnaire, de même qu’un agent d’une entreprise publique (SNCF, RATP, etc.), crée de la richesse, contribue au PIB. L’impôt ne sert pas à financer le travail improductif du fonctionnaire, il sert à valider socialement son activité, à l’instar du prix qui valide la production du privé (et des entreprises publiques, puisque leurs recettes sont tirées des ventes). Le service rendu par le fonctionnaire n’est pas vendu. C’est donc l’impôt qui le valide. Partant, la hausse des impôts peut signifier deux choses : l’extension de la sphère des services publics gratuits ; le choix fait (qui mérite délibération) de mieux valoriser le travail du public par rapport à celui du privé. Ce qui est en jeu avec l’impôt, tout comme avec les prix, n’est rien d’autre que l’évaluation des activités des uns et des autres. Tel est bien l’un des enjeux majeurs de nos vies en commun : évaluer l’activité de chacun. Dans nos sociétés, cette évaluation est largement obscurcie, masquée. La répartition des richesses suit des méandres complexes que l’usine à gaz du financement de la Sécu n’éclaircit guère…

Ceux du public sont privilégiés nous dit-on ? Chiche ! Que l’on mette donc à plat l’ensemble des « privilèges » dans ce pays. Une nouvelle nuit du 4-Août ? Il est plus que temps…

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