La dérive libérale de la gauche

Fief de la gauche, Lodz s’apprête à voter pour les élections législatives du 21 octobre. Pour les ex-communistes du SLD, intégrés à une coalition de centre gauche, c’est l’occasion de faire oublier leurs racines. Reportage.

Chakri Belaid  • 18 octobre 2007 abonné·es

Un tag noir, sur la façade d’un immeuble décrépi : « Widzew vous souhaite la bienvenue à Dolku » , clament des supporters de foot de cette commune défavorisée située au sud de Lodz. D’autres ont représenté, par-dessus, une quinzaine d’étoiles de David, avant de signer LK, le club adverse. L’affrontement entre hooligans pétris d’antisémitisme sert ici d’échappatoire à des jeunes gens plongés dans une pauvreté endémique. Située en face, la Fabrik Scheiblera, une immense bâtisse en briques rouges construite en 1870, est en rénovation, et l’on vend déjà les lofts confortables qu’elle va abriter. Au pied de cette ancienne gloire de l’industrie textile de Lodz, quatre unités d’habitation avaient été bâties pour les familles des employés. Deux sont devenues des succursales bancaires. Le reste continue de noircir après avoir évité la revente, il y a un an.

Illustration - La dérive libérale de la gauche


Alexander Kwasniewski, qui parraine le LID, et Jaroslaw Kaczynski, Premier ministre et leader du PiS.
SKARZYNSKI/AFP

À 80 ans, Tadeusz Zanglaski, ancien électricien de la Fabrik, fait partie de la centaine d’employés vivant encore dans ces habitations. Quand il s’installe ici en 1970, Lodz est une ville prospère. En renforçant sa vocation de pôle de l’industrie du coton, le régime communiste en fait la deuxième ville du pays en poids économique. Avant 1990, la population de « Lodz la rouge » est à 80 % ouvrière ! « Avant , regrette Tadeusz, il était plus facile d’avoir une aide du gouvernement. Aujourd’hui, tout est payant. À l’époque, on n’attendait pas six mois pour faire des examens médicaux. »

La nostalgie est d’autant plus forte à Lodz que la chute de l’URSS et la privatisation de l’économie ont brutalement anéanti l’industrie du coton, occasionnant une crise sociale d’une violence inouïe. Il y a trois ans, avant que Dell, Bosch et Gillette ne s’installent dans la région, le taux de chômage plafonnait encore à 20 %.

Cela explique la bonne implantation dans cette ville, bien que sa population ne compte que 15 % d’ouvriers, des ex-communistes du parti SLD (Alliance de la gauche démocratique). D’inspiration sociale-libérale, ce parti est vainqueur des législatives en 2001, mais il s’effondre aux élections de 2005 en raison de scandales financiers et d’une politique économique vécue par la classe ouvrière comme un abandon de ses intérêts, parce qu’obsédée par le respect des critères d’adhésion à l’UE. Cet électorat a par la suite été récupéré par le discours de solidarité sociale du PiS (Parti droit et justice), nationaliste, conservateur et étatiste, actuellement au pouvoir. La popularité de l’ex-président Alexander Kwasniewski n’a pas souffert de cet épisode. C’est d’ailleurs lui qui parraine aujourd’hui la coalition du LID (gauche et démocratie) [^2], réunissant sur une même liste le SLD et trois autres petits partis de gauche et de centre-gauche pour les élections législatives anticipées du 21 octobre. Cette coalition, d’après Gazeta Wyborcza , est créditée de 20 % d’intentions de vote à Lodz, alors qu’elle recueille 12 % au niveau national.

Ce ne sera pas grâce à Tadeusz : alors qu’il a soutenu le SLD aux législatives de 1997, de 2001 et de 2005 (cette fois-là, précise-t-il, « pour contrer le PiS, trop proche de l’Église » ), le 21 octobre, il votera PO (Plate-forme civique). Ultralibéral sur le plan économique, pro-européen, ce parti « n’a pas gouverné, avance-t-il, il faut essayer ». Ses voisins, assure-t-il, voteront PO pour contrer le PiS. Et le LID ? Il regarde par terre, silencieux : « Tous les partis sont les mêmes. Ils s’intéressent aux jeunes, à ceux qui ont de l’argent. La dernière fois que j’ai vu quelqu’un du SLD, c’était avant l’élection de 2005, c’était le propriétaire de nos logements. » Il conclut : « La gauche a eu son temps, elle n’améliorera pas la situation. »

« Un gouvernement sage plutôt que des guerres stupides », clame le plus souvent le LID sur ses affiches, toutes barrées d’un pimpant dégradé rouge-jaune, où n’apparaissent plus que des trentenaires. En référence à la loi de lustration ayant divisé les Polonais et à la diplomatie agressive des frères Kaczynski à l’égard de l’Allemagne et de la Russie, notamment.

Aucun mot sur la solidarité sociale, la lutte contre le chômage, le service public. : « Nous sommes un parti de gauche » , affirme pourtant le chef de la campagne du LID à Lodz, mais « le PiS a récupéré le discours de la gauche, nous ne pouvons pas faire pareil. Parler de social dans les débats télévisés est plus efficace que dans les slogans. De toute façon, nous visons désormais toutes les catégories sociales et non plus seulement les plus de 40 ans ».

Sur un ton plus direct, le 15 septembre, au congrès du SLD à Varsovie, Wojniczech Olejniczak, 35 ans, le chef du SLD (tête de liste à Lodz), ne disait pas autre chose (cité par Gazeta Wyborcza ) : « Les vieux éduqués sous le communisme nous sont acquis, il faut nous tourner vers les jeunes. » Trop emblématiques de l’image de l’apparatchik et associés aux scandales financiers, Leszek Miller, Premier ministre entre 2001 et 2004, et d’autres figures historiques du SLD se sont vu refuser la course à la députation. Ils ont rendu leur carte de membre à l’issue de cette réunion. Dans la foulée, Leszek Miller a créé un parti dont le mot d’ordre est « Nous n’avons pas peur de nos racines » (communistes s’entend), à l’intention de l’électorat traditionnel du LID. « Il s’agit de gens, explique Yacek Reginia, politologue, qui avaient la trentaine à la fin du régime communiste en 1990, et qui sont aujourd’hui mécontents de la situation, de leur vie. Ils aimeraient gagner plus, être en meilleure santé. Ils se disent : « Il y a vingt ans, je gagnais moins et j’avais plus de pouvoir d’achat. » »

Ne pouvant se présenter sous la bannière de son nouveau parti, Miller est en tête de liste de Samoobrona, peu populaire à Lodz. Étatiste, pourfendeur du libéralisme, ce parti créé par des fermiers s’est fait peu à peu le défenseur de toutes les victimes de la transition, ouvriers et paysans. Ce parti se présente à gauche et a toujours voulu prendre la place du SLD en dénonçant ses racines communistes. Leszek Miller fera-t-il une percée dans l’électorat du SLD ? « Les gens n’oublient pas que Samoobrona était dans la coalition de droite avec PiS, tempère Violetta, journaliste à Gazeta Wyborcza , mais les radicaux pourraient peut-être voter pour Miller. Le LID ne va plus vers les gens, à l’inverse de Miller. À mesure qu’il se tourne vers les jeunes et le centre, il ne sait plus comment séduire ces familles. »

Le calcul n’est pourtant pas insensé. Lodz compte plus de 150 000 étudiants, soit plus de 10 % de sa population. « Sur le plan de la communication, observe Yacek Reginia, le LID et PO font plus jeunes, plus européens ; les militants sont mieux habillés, ils font plus modernes. Le LID est progressiste, pour l’avortement et pour une société permissive, les étudiants sont sensibles à ces slogans. Mais ce sera moins un vote d’adhésion à ces deux partis que de contestation du gouvernement . »

Étudiante en relations internationales à l’université de Lodz, Kinga Zel assure que « tous les étudiants qu’ [elle] rencontre ici veulent en finir avec le PiS. La plupart pensent voter PO, mais ils restent partagés. Ces quatre partis qui composent le LID, c’est un compromis intéressant. Mais on a l’impression que tous les partis ont le même programme. » Dans le sien, le LID assure vouloir « redynamiser le marché » et faciliter la création d’entreprises en baissant « les taxes des petites et moyennes entreprises ». Les patrons seraient, par ailleurs, exonérés des charges sociales d’un salarié pendant les trois ans suivant son embauche. « Le LID veut garantir la liberté économique », admet Kinga, sans laquelle « les autres libertés fondamentales ne peuvent s’épanouir ». Mais le LID reste un parti de « gauche », lié au « communisme ». Aussi, à ses yeux, « il offre moins de garantie que PO que la liberté économique sera respectée ».

Le LID peut-il tirer un bénéfice politique de cette rhétorique nouvelle orchestrée par le SLD, qui y est hégémonique, dès lors que celui-ci reste dans l’opinion publique une entité liée aux ex-communistes, donc classée à « gauche » ? Ce glissement vers le centre ne fait-il pas plutôt risquer au LID de perdre, à terme, son électorat traditionnel ?

« Le PiS est perçu comme un parti de droite, alors qu’il présente le plus grand programme social » , rappelle Hubert Horbaczewski, professeur des sciences politiques à l’université de Lodz. « Alors, qu’est-ce qu’être de gauche ? D’une certaine façon, le PiS et le LID pourraient former une bonne coalition. Mais cela est impossible car les clivages ne résident pas tant dans les programmes, assez similaires du reste, que dans la constitution des partis. Sont-ils nés avant ou après 1990 ? » Un clivage réactualisé par les Kaczynski, pour lesquels le SLD continue d’incarner les crimes de la dictature communiste. D’où cette volonté de renouvellement du SLD, de mettre les jeunes en avant, cette ouverture au centre. « Mais chasser sur les terres de PO n’est pas viable, estime le professeur. Si le LID veut survivre, il doit revenir aux fondamentaux. Il serait ainsi le seul parti social et laïc. »

[^2]: Il s’agit du SDPL, parti social-démocrate né d’une scission du SLD.

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