La perte et les mots

Dans « L’amour avant que j’oublie », Lyonel Trouillot
croise les portraits de trois forts caractères avec une évocation de la société haïtienne et de ses évolutions.

Christophe Kantcheff  • 18 octobre 2007 abonné·es

Un écrivain haïtien participe à un colloque sur la littérature. Il s’y ennuierait si, dans le public, la présence d’une jeune fille n’avait déclenché en lui une émotion. Sans qu’elle n’en sache rien, elle est devenue l’inspiratrice, l’interlocutrice et la destinataire du texte qui lui vient pendant la tenue de ce colloque, tel un jaillissement.

Lyonel Trouillot n’est certainement pas David Lodge, le monde des colloques ne l’intéresse pas. Mais il lui fallait implanter son roman dans l’émotion de ce lien fantasmé entre l’écrivain et l’inconnue pour en faire ressortir la nécessité. Sans cet élan, l’écrivain aurait en effet laissé perdre les trois figures qu’il sauve de l’oubli par ce texte, celles de trois hommes arrivés presque au terme de leur vie ­ l’Étranger, l’Historien et Raoul, dits les « Aînés » ­, qu’il a connus dans sa jeunesse trente ans auparavant, lorsqu’il vivait à leurs côtés dans la même pension de seconde zone, à Port-au-Prince.

L’Étranger prétendait avoir fait plusieurs fois le tour du monde alors qu’il n’avait jamais bougé de la ville, mais il racontait les plus belles histoires. L’Historien avait abandonné honneurs et grande famille, et passait son temps dans les livres en s’imbibant d’alcool. Raoul était le seul à avoir le sens pratique et encore une soif intangible d’idéal. Des personnages que d’aucuns pourraient trouver pittoresques. Mais le regard du narrateur les rend dans leur humanité abîmée par les coups du sort et les illusions perdues, et leur capacité à réinventer le cours de leur existence. Par la richesse de son écriture, Lyonel Trouillot leur confère également une aura poétique, dépassant la simple chronique naturaliste. Si l’« amour » du titre se réfère aux relations que chacun d’eux a entretenues avec les femmes, imaginaires ou bien réelles, le mot qualifie aussi ce qui les a unis, même s’il est osé pour une amitié bourrue et toujours implicite. D’autant que la mort rôde, prompte, en agissant, à rendre plus aiguë et douloureuse l’intensité de ce que fut leur trio.

Lyonel Trouillot parvient aussi à croiser le dessin de ces trois forts caractères avec une évocation de la société haïtienne et de ses évolutions. Si la question amoureuse n’était pas jusqu’ici au centre de son oeuvre, ses romans ont tous une dimension politique. Ici, elle se déploie notamment par l’intermédiaire d’un quatrième personnage, Marguerite, une vieille femme pauvre, dont Lyonel Trouillot brosse également un magnifique portrait. Proche amie de l’Historien malgré la différence sociale, elle connut très jeune la prison et les sévices pour avoir été soupçonnée d’activisme.

Le sentiment de perte est au coeur de L’amour avant que j’oublie . Perte d’un être aimé, du souvenir, du sens même de ce qui a été vécu. Mais à ce sentiment s’oppose le travail des mots qui ne se satisfont pas des blessures du vide et de l’absurde. Ce roman est un chant offert à la littérature. À ses pouvoirs insidieux et salutaires. Comme ceux de l’amour.

Culture
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