« Nous sommes la gauche »

Près d’un million de personnes ont manifesté samedi dernier à Rome contre toutes les formes de précarité. Un signal fort lancé au gouvernement Prodi contre la dérive sociale-libérale du centre-gauche italien. Historique.

Olivier Doubre  • 25 octobre 2007 abonné·es

« Ce sont nos primaires à nous ! » C’est par cette exclamation certes ironique mais déterminée que de nombreux manifestants qualifiaient la démonstration de force de samedi dernier à Rome, qui a vu défiler une bonne partie en Italie de ce que le sociologue Pierrre Bourdieu avait appelé en son temps la « gauche de gauche ». Une semaine plus tôt, samedi 13 octobre, trois millions de militants et sympathisants avaient en effet élu Walter Veltroni, actuel maire de Rome, à la tête du tout nouveau Parti démocrate, issu de la fusion de l’aile gauche de la démocratie-chrétienne et des héritiers de l’ancien Parti communiste italien (cf. Politis n° 972). Connu pour ses positions très modérées, le nouveau dirigeant, quelque temps auparavant, avait explicitement renié son passé communiste et certifié tout de go que la nouvelle formation serait là pour assurer une « stabilité » autant au centre-gauche italien qu’aux… « marchés » (sic) ! La manifestation-monstre du week-end dernier dans les rues de la capitale italienne semble donc une réponse particulièrement bienvenue à la dérive d’un centre-gauche toujours plus enclin à accepter les préceptes néolibéraux. Une dérive qui a fait se demander à certains dirigeants progressistes historiques si la gauche transalpine n’était pas bel et bien en train de « disparaître »

Illustration - « Nous sommes la gauche »


La manifestation du 20 octobre répondait à l’appel du 3 août publié dans trois journaux engagés. SOLARO/AFP

L’idée de tenter de peser par une manifestation populaire sur les choix politiques du gouvernement Prodi, vainqueur d’extrême justesse en avril 2006 contre la coalition de droite de Silvio Berlusconi, épuisée par cinq ans au pouvoir, avait germé dès le début de l’été parmi des cercles de militants et d’intellectuels de la gauche critique. Aussi, le 3 août dernier, lassés par les reculs répétés de la très courte majorité parlementaire, un hebdomadaire « traitant des mouvements sociaux » , Carta , et deux quotidiens engagés, Liberazione (le journal de Rifondazione Comunista) et Il Manifesto , journal de la gauche critique fondé en 1969 par des membres du PCI exclus à cette occasion, publiaient-ils conjointement un « Appel » à manifester le 20 octobre « contre toutes les formes de précarité » (cf. l’extrait ci-contre). Il s’agissait aussi d’exiger du gouvernement une action concrète sur des thèmes que les auteurs [^2] énumèrent : davantage de protection sociale et de solidarité, élargissement des droits civils et respect de la laïcité de l’État ­ question épineuse, vu le poids de l’Église dans le pays et sa majorité de centre-gauche ­, retrait des troupes italiennes d’Afghanistan, abolition de la loi ultrarépressive votée par la précédente majorité sur l’usage de drogues ou fermeture des nombreux centres de rétention… Des questions sur lesquelles Romano Prodi avait, pour la plupart, fait marche arrière dans les mois précédents.

À la suite de leur publication de l’« Appel », les trois organes de presse reçoivent rapidement un très grand nombre de réponses, aussi bien de la part de simples particuliers, militants ou non, que d’associations, sections locales syndicales ou de partis politiques, dépassant largement l’aire traditionnelle de la gauche critique (ou « radicale »). Cet engouement du « peuple de gauche » finit par inquiéter sérieusement les appareils des grands partis ou les directions syndicales. Ainsi, Guglielmo Epifani, le très modéré secrétaire de la CGIL (l’équivalent de la CGT), dans une circulaire interne, « rappelle » que l’usage des symboles de son organisation « n’est pas consenti » (sic) dans une telle manifestation. Peine perdue, puisque les drapeaux de la confédération étaient innombrables dans le cortège, de nombreux militants s’exclamant : « Nous sommes la CGIL ! »

Ce cortège comptait beaucoup de jeunes et d’étudiants, massivement frappés par la précarité, de femmes, d’immigrés, de retraités, d’anonymes (dont beaucoup ont sans doute aussi voté aux primaires du Parti démocrate) : c’est donc bien une grande partie du « peuple de gauche » qui est descendue dans la rue pour demander à son gouvernement de mener une vraie politique… de gauche ! Une telle affluence, mais sans doute aussi leur situation de concurrence depuis les primaires, a alors obligé Prodi et Veltroni à se déclarer « être à l’écoute » des manifestants.

Si, toutefois, la majorité parlementaire en faveur du gouvernement Prodi est si courte que l’adoption de toute mesure l’oblige à sans cesse donner des gages aux forces les plus au centre de la coalition, cette mobilisation populaire a au moins eu le mérite de rappeler à l’exécutif qu’il se doit également de tenir compte de ceux qui l’ont porté au pouvoir. Et elle ne peut être que de bon augure pour une recomposition ­ désormais envisagée à très court terme par tous les protagonistes ­ des forces à la gauche du jeune Parti démocrate, dans un pays considéré par les politistes comme un laboratoire annonçant souvent des phénomènes potentiels pour d’autres systèmes politiques. Quant aux mesures de justice sociale réclamées par les manifestants, leur adoption dépendra aussi de la suite du mouvement. D’ailleurs, à l’arrivée du cortège, l’ancien dirigeant de l’aile gauche du PCI, Pietro Ingrao, aujourd’hui âgé de 93 ans, a ainsi salué la foule : « La lutte continue ! »

[^2]: Premiers signataires : Gianfranco Bettin (dirigeant syndical, CGIL), Pietro Ingrao (dirigeant historique du PCI, Rifondazione Comunista), Aurelio Mancuso (président de l’Arci-Gay), Gabriele Polo (directeur du Manifesto ), Rossana Rossanda (fondatrice du Manifesto , grande figure de la gauche critique), Piero Sansonetti (directeur de Liberazione ), Pierluigi Sullo (directeur de Carta )…)

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