Renouer avec le sens des limites

Pour Paul Ariès, la seule alternative dans une société qui a sombré dans la démesure est d’en finir avec le mythe de la croissance et de faire de la décroissance une politique au service des dominés. Retrouvez les autres contributions sur « ces questions qui fâchent à gauche » dans notre rubrique Idées et sur le site de la revue Mouvements.

Paul Ariès  • 18 octobre 2007 abonné·es

Ce qui fait problème, ce n’est pas tant la croissance que son idéologie, c’est-à-dire le fait de croire que « plus » serait nécessairement égal à « mieux ». L’idéologie du développement fut propulsée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le point IV du programme du Président américain Truman : elle visait alors à offrir une alternative au tiers monde face à la menace communiste. L’idéologie du « développement durable » est apparue ensuite dans le contexte de la contre-révolution conservatrice mondiale et a permis aux dominants de reprendre la main. Les politiques de gauche comme de droite partagent en effet un bilan écologique monstrueux, car toutes deux ont fait de l’environnement la variable d’ajustement de leur système, avec certes des résultats sociaux fort différents… Mais, face à l’urgence environnementale, les milieux d’affaires et la droite peuvent rebondir en profitant d’un rapport de force moins favorable aux peuples, pour faire de nouveau de la pauvreté leur principale variable d’ajustement. Cette possibilité reste encore fermée à la gauche, qui se retrouve donc aphone.

Illustration - Renouer avec le sens des limites


Travailler moins pour produire moins… JUPITERIMAGES

La communauté scientifique est aujourd’hui unanime pour dire que la notion de « développement durable » n’est pas un concept scientifique mais idéologique. Ce consensus mou s’est établi autour de la pensée et des intérêts des dominants. Les choses ont commencé à mal se passer pour la gauche lorsque sa pensée théorique s’est affaiblie et qu’elle a épousé les mots poisons de ses adversaires : le lecteur en aura un bon symptôme en suivant la carrière de Jacques Attali. En 1973, la revue la Nef publiait un dossier sous le titre « Les objecteurs de croissance ». Parmi les signataires, René Dumont, bien sûr, mais aussi Jean-Pierre Chevènement, Michel Rocard et… divine surprise : le grand Jacques (Attali). Ce dernier, pas encore conseiller de Mitterrand et encore moins de Sarkozy, refusait l’équation devenue « incontestable », croissance = progrès social : « Il est un mythe, savamment entretenu par les économistes libéraux, selon lequel la croissance réduit les inégalités. Cette argumentation permettant de reporter à « plus tard » toute revendication redistributive est une escroquerie intellectuelle sans fondement… » Attali opposait donc deux stratégies, l’une de droite, l’autre de gauche : « L’une, fondée sur l’exacerbation des besoins marchands par l’inégalité conduit à la concentration urbaine, à la centralisation des pouvoirs en un petit nombre de centres de décisions privés et publics. Une telle stratégie permet une croissance très rapide du PNB et entraîne une aggravation simultanée des coûts sociaux […] ; la mobilité des travailleurs n’est pas un signe de dynamisme économique mais une sujétion de la croissance ; le renouvellement rapide des produits n’est pas un signe de progrès mais la source de gaspillages inacceptables […] ; la croissance a toujours été la glorification du travail. » L’autre stratégie, que soutenaient alors Attali et la gauche socialiste, consistait à maîtriser la croissance économique en remettant en cause « la superpuissance des entreprises capitalistes multinationales » , qui « prive de plus en plus les États de leur souveraineté véritable, en matière monétaire, économique, sociale » . Puis, en remettant en cause « la règle du profit » qui « entraîne inévitablement la priorité du marchand sur le non-marchand, de l’économique sur le social, du quantitatif sur la qualitatif » . Enfin, en changeant les « règles de dévolution du pouvoir dans les entités économiques », qui « favorisent les comportements hiérarchiques et les aspirations à l’inégalité et conditionnent une demande de plus en plus ostentatoire » , telle que Veblen l’avait prédit [NDLR : c’est-à-dire l’imitation des modes de vie de la « petite bourgeoisie »].

Attali proposait finalement, face à la dictature de la croissance nécessairement inégalitaire, l’adoption d’une planification décentralisée dans le respect de trois grandes questions : quel pouvoir organise la production ? Qui détermine les besoins ? Qui impose les limites du possible ? Attali concluait son étude par ce jugement toujours d’actualité : « S’ils ne le font pas, un jour peut-être, toute la profession économique sera condamnée pour non-assistance à société en danger de mort. » Mais ce même Attali préside, en 2007, une commission de réforme sur « les freins à la croissance économique » à la demande de Nicolas Sarkozy…

Les milieux de la décroissance doivent donc prendre aujourd’hui très au sérieux tout ce qui se trame dans les cercles de pensée économiques et techno-scientistes. Les colloques internationaux sur le thème de l’après-développement durable se multiplient sans que le grand public en connaisse les enjeux. Le Grenelle officiel oppose déjà les tenants des deux thèses : d’un côté, ceux qui prêchent avec Hulot le développement durable à la sauce moraliste, bref les tenants, selon leurs adversaires, d’une écologie culpabilisatrice ; d’un autre côté, ceux qui n’ont foi que dans les perspectives radieuses d’un « développement durable » à la sauce Allègre, c’est-à-dire d’une « écologie réparatrice ». Entre les deux, quelques réseaux égarés dans cet univers (im)pitoyable qui, eux, pensent que l’avenir n’est pas à la techno-science ni à toujours plus de croissance…

Autant nous avions raison de nous gausser des fumisteries autour du thème du « développement durable » à la Hulot, autant, cette fois, l’adversaire est sérieux.

La première idée de « développement durable » a en effet du plomb dans l’aile faute de satisfaire pleinement lobbies économiques et techno-scientistes… Les tenants du système étaient bien obligés d’avouer en partie leurs méfaits : ils ont bousillé la planète, mais, promis juré, ils s’engageaient à faire désormais attention. Bref, la farce du « développement durable » pouvait se résumer dans la formule « comment polluer un peu moins pour polluer plus longtemps »… Mais les milieux économiques et techno-scientistes n’avaient enfourché ce thème que faute de mieux, et parce qu’ils avaient besoin de cette bouée percée pour permettre au petit peuple de croire encore dans les vertus de leur système. Les mises en garde ne manquaient cependant pas du côté des puissants : on se souvient des États-Unis refusant de signer le protocole de Kyoto parce qu’ils préféraient investir l’argent qui aurait pu servir à réduire les émissions de CO2 dans la recherche, afin de trouver une réponse technique au problème.

Le « développement durable » était certes un oxymore, mais il donnait à penser que le monde économique était au moins partiellement responsable de la situation, qu’il fallait donc encadrer ses initiatives et pourquoi pas les limiter… Les grandes entreprises et ceux qui les servent (économistes, politiques et techno-scientistes) ont donc suivi Hulot et consorts, mais à contre-coeur. Impossible en effet pour eux de laisser dire que la croissance ne serait pas la solution. Impossible de laisser penser que les acteurs de l’économie seraient fautifs et qu’il faudrait les soumettre au contrôle des citoyens et des usagers…

La seule façon pour eux de reprendre totalement la main est donc d’abandonner cette vision culpabilisatrice de l’écologie pour une nouvelle vision plus positive, bref pour un autre terme plus « économiquement correct ». Exit donc le développement durable à la Hulot. Bienvenue la croissance durable à la Allègre. Pas question cette fois de laisser sous-entendre que la croissance économique serait en soi responsable des « dysfonctionnements » écologiques actuels. Pas question non plus de mettre en accusation les puissances économiques. Pour cela, il faut dépasser la conception qui oppose encore une bonne croissance (une croissante dite verte) et une mauvaise croissance (cause de pollutions). Cette façon duale de se représenter le monde économique serait (nous dit-on) absurde : la croissance propre étant la suite logique de la croissance sale. Pas seulement parce que la pollution commencerait à baisser sitôt un certain niveau de PIB atteint (puisque la demande en environnements propres progresserait et que les investissements nécessaires à cette technologie deviendraient rentables), mais parce que la pollution elle-même créerait le besoin de dépollution… La nouvelle maxime ne serait donc plus de « polluer moins pour polluer plus longtemps » mais de « polluer un max pour pouvoir dépolluer davantage »… Là où le mot d’ordre de « développement durable » avait provoqué l’éclosion d’un discours moraliste (sur l’éthique des entreprises et leur sens des responsabilités), la nouvelle écologie réparatrice a besoin, elle, du mythe techno-scientiste. Après l’époque des « grands patrons » généreux et responsables à la Bill Gates, voici venir celle des « savants fous » aux solutions puisées dans la science fiction.

La seule alternative est donc bien d’en finir avec le mythe de la croissance. Mais la décroissance ne pourra devenir une politique au service des dominés que si les objecteurs de croissance cessent de croire à la décroissance faute de mieux ! Même si une croissance infinie était envisageable, surtout si c’était possible, ce serait une raison de plus de la refuser pour rester simplement des humains. Notre société a totalement sombré dans la démesure, c’est-à-dire dans ce que les Grecs anciens considéraient être le péché suprême et contre lequel ils ont inventé la tragédie et la politique. On ne pourra donc en finir avec les méfaits de la croissance que si nous renouons avec le sens des limites, donc si nous accordons la primauté non seulement à la culture mais à la politique et à la loi. Paradoxalement, avec l’effondrement environnemental qui menace l’humanité, les valeurs de gauche (telles que je les comprends) n’ont jamais été aussi actuelles : si on ne peut plus espérer faire croître indéfiniment le gâteau, la question première redevient bien celle de son partage, donc de sa recette : que produire pour satisfaire les besoins et rendre les usagers maîtres de leurs usages ? Le chemin que nous proposons offre le mérite de ne plus opposer le but et les moyens : nous nous méfions de ce qui serait une simple addition d’interdits (certains fondés sur notre préoccupation sociale, d’autres environnementales…). La distinction politique de ce qui relève à un moment donné du « bon usage », et doit être à ce titre (quasi)gratuit ; et de ce qui relève du gaspillage (le mésusage), et doit être renchéri ou interdit, permettra de rendre vie à une démocratie authentique et de donner du grain à moudre à une démocratie participative.

Ainsi, à l’heure où l’eau potable par habitant va devenir toujours plus rare, nous prônons la gratuité des WC publics (premier gage de civilisation), mais aussi de l’usage courant de l’eau (pour faire son ménage et non pas remplir sa piscine). Nous demandons également à ce que la parole soit donnée aux citoyens sur les façons de définir le mésusage, de le pénaliser financièrement, voire de l’interdire (terrain de golf). Ce raisonnement vaut pour l’ensemble des biens communs et des services publics. Les objecteurs de croissance et autres altermondialistes ont donc des propositions concrètes à opposer aux solutions gouvernementales : elles ont été mises en débat à l’occasion du contre-Grenelle de l’environnement organisé à Lyon le 6 octobre 2007.

Idées
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