Tortionnaires légaux

Dans le cadre d’un cycle de documentaires sur l’état de la démocratie dans le monde, Alex Gibney dénonce le recours à la torture aux États-Unis depuis les attentats du 11 Septembre.

Jean-Claude Renard  • 4 octobre 2007 abonné·es

Des paysages lunaires entrelardés de carrés verts. À chaque passage de guimbardes, un nuage de poussière. Pire encore quand il s’agit d’un survol d’hélicoptère ou d’avion. Afghanistan. Bagram : une prison militaire américaine, un lieu réservé à la détention de prisonniers afghans, nombre d’entre eux soupçonnés de faire partie des talibans. Le 5~décembre 2002, Dilawar, jeune chauffeur de taxi, est arrêté. Numéro 421. Enchaîné au plafond, suspendu les bras écartés. Il meurt cinq jours plus tard. C’est le deuxième homme à succomber dans sa cellule en moins d’une semaine. Pour Dilawar, un rapport indique « homicide à la suite de coups contondants » . Il n’empêche, il reste officiellement « mort naturellement » . Son innocence sera établie par la suite.

Le cas de Dilawar ouvre ce documentaire, Un taxi pour l’enfer , et le referme également. L’un des officiers de Bagram, une femme caporal, sera récompensée d’une médaille et envoyée en Irak, à Abou Ghraib.

La prison américaine constitue le point d’articulation de ce film, dans un va-et-vient constant entre l’Irak et les États-Unis, à partir du 11 Septembre. Ou comment l’Amérique se justifie d’avoir recours à la torture. Pour le Haut Commandement, l’ordre est de frapper les prisonniers qui ne veulent pas coopérer. Des images divulguées en été 2004 révéleront les tortures et les humiliations. Selon les autorités américaines, c’est là « un cas isolé » , perpétré par « des brebis galeuses » , le fait « d’un petit nombre de militaires » . Des enquêtes sont menées. Pour Donald Rumsfeld, « le monde verra comment une démocratie fonctionne de manière transparente, sans dissimulation » .

C’est précisément le contraire que démontre le réalisateur, Alex Gibney. Mais aussi combien le trio Bush, Cheney et Rumsfeld a encouragé, autorisé, favorisé la torture. À Abou Ghraib, « on n’a fait qu’appliquer ce qui se passait à Bagram » , confie un soldat. Mêmes pratiques~: présence de chiens, privation de sommeil, nudité, conditions de stress, humiliations sexuelles. Des pratiques menées par des « première classe », des soldats inexpérimentés dans l’obligation « d’obtenir des résultats » . Une semaine après les attentats du 11 Septembre, Dick Cheney annonçait que « les méthodes d’interrogatoires [allaient] changer, en ayant recours à tous les moyens » . Les Conventions de Genève garantissent « à chaque être humain capturé en temps de guerre une protection fondamentale ; elles apportent une protection juridique, interdisent la torture » , rappelle le réalisateur.

Mais, pour Bush, les Conventions ne s’appliquent pas aux terroristes. Soumis à aucune loi, ni américaine ni cubaine, Guantanamo sera le cadre de toutes les dérives, le lieu de cinquante ans d’études sur la torture par la CIA, quand bien même, en réalité, Guantanamo ne compte que 7 % de détenus présumés dangereux. Le camp reste une vitrine, une façade « pour faire croire au monde que l’Amérique a vaincu le terrorisme » , observe un avocat.

Gibney ajoute au discours une séquence ahurissante d’un « voyage de presse » à Guantanamo, avec visite guidée, crème glacée pour les détenus et articles de souvenir du camp. Séquence dominée par l’absurde, au coeur d’un film violent, en images comme en suggestions, où se croisent les témoignages des « brebis galeuses » (aucun officier n’a été condamné) et les voix officielles de l’armée et de l’administration Bush, clairement favorables au recours à la torture. Sans scrupule. A fortiori quand Bush qualifie les Conventions de Genève de « vagues » et « sujettes à interprétation » .

Médias
Temps de lecture : 3 minutes