Désengagements de l’État

Denis Sieffert  • 29 novembre 2007 abonné·es

Une crise n’attend pas l’autre. Après les cheminots, les banlieues. Apparemment, il n’y a aucun rapport entre un mouvement social somme toute classique et des affrontements de jeunes avec des CRS dans le Val-d’Oise. Il n’est cependant pas très difficile de démontrer que, dans un cas comme dans l’autre, la crise résulte plus ou moins directement d’une politique de désengagement de l’État. Certes, on peut voir dans cette affirmation un paradoxe puisque c’est généralement à partir de la présence de la police que la violence fait irruption. Il ne se serait passé à Villiers-le-Bel qu’un tragique accident de la circulation si une voiture de police n’avait été impliquée, et cela dans des circonstances encore mal établies. Autrement dit, ce qui est insupportable dans ces cités, c’est que la police ­ et une police principalement répressive ­ soit devenue l’ultime incarnation de l’État. Celui-ci n’est plus présent dans ses missions de service public, il n’est plus là pour aider, pour servir, pour associer ; il n’est là que pour traquer et réprimer. En renonçant à ses missions les plus valorisantes, l’État devient un ennemi là où il devrait être un ami. Car, non seulement après les émeutes de novembre 2005 il n’y a pas eu de « plan Marshall » des banlieues, mais on a coupé les vivres aux associations, et les services publics ont continué de dépérir. Ce repli de l’État sur ces deux fonctions ultimes que sont « le maintien de l’ordre » et l’élimination de toute entrave à une concurrence « libre et non faussée » constitue le dénominateur commun aux politiques néolibérales.

En affirmant cela, nous rendons-nous coupable du crime d’idéologie ? Sortons-nous de notre rôle ? Puisque les récentes grèves des transports et le mouvement dans les universités ont mis une nouvelle fois sur la sellette « les médias », défendons ici la nécessité de cette remise en perspective des événements. Ce n’est pas le « micro-trottoir » (expression délicieusement ambiguë à laquelle les journalistes feraient bien de réfléchir) qui peut permettre de comprendre ce que les réformes ont en commun, et moins encore où tout cela nous mène. Ni la réutilisation en boucle d’un vocabulaire gouvernemental jamais contesté. Si nous articulons notre information, ou commandons nos sondages sur la réforme « d’autonomie » des universités, il y a peu de chances que nous éveillions l’esprit critique. S’il est démontré, au contraire, que l’« autonomie » peut aussi devenir « concurrence », le débat prend une autre tournure.

Un excellent confrère du Monde [^2]
raillait récemment l’exagération des mots d’ordre étudiants. Et il s’interrogeait : la loi Pécresse est-elle une loi de « privatisation » de l’université comme on le proclame dans les AG ? « L’honnêteté oblige à dire, écrivait-il, que ce n’est pas dans la loi. » On ne sait si c’est l’honnêteté ou la naïveté qui oblige ce confrère, mais s’il faut compter sur les ministres pour qu’ils nous livrent leurs projets en forme de slogans de manifs, mieux vaut rendre les armes tout de suite. Il n’est donc pas déraisonnable de déduire, comme le font les étudiants, d’une loi qui autonomise la gestion de l’université, qui la rend propriétaire de son immobilier et l’autorise à recourir à des financements privés, qu’elle conduit tout droit à la privatisation. Comme il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour apercevoir derrière les réformes des retraites l’ombre des assurances privées et des fonds de pension (voir l’article de Thierry Brun et Jean-Baptiste Quiot).

N’est-ce pas notre rôle d’aller voir derrière les mots de la communication officielle ? Et de dire là où « ils » veulent en venir ? Entre l’étudiant, qui opère sans doute un raccourci un peu rapide, et le journaliste du Monde , qui soutient que rien de tout cela n’est dans la loi, il n’est pas sûr que le premier ne soit pas le meilleur analyste. Mais les conditions seraient évidemment différentes siun autre discours idéologique avait parcouru l’espace public avant et pendant le conflit. Letravail de sape qui a eu raison, au moins provisoirement, des salariés des transports n’aurait pas été possible si un contre-pouvoir idéologique, autrement dit d’autres idées, une autre vision du monde avaient été perceptibles au cours des mois précédents. Cequi nous renvoie bien sûr à la campagne électorale. Sans vouloir le moins du monde disculper les « médias », tout aurait été différent si les dirigeants socialistes ne s’étaient pas relayés pour dire que, « sur le fond », les réformes gouvernementales étaient bonnes. Si l’usager a pu s’exprimer de façon univoque, c’est que les politiques se sont eux-mêmes exprimés de façon univoque. Majorité et principal parti d’opposition confondus. Il reste à espérer que, dans les jours qui viennent, les graves incidents de Villiers-le-Bel ne donneront pas seulement lieu à des images de voitures brûlées et à des commentaires politico-journalistiques sur la violence des banlieues.

[^2]: Article de Luc Cédelle, « Université : la grande défiance », le Monde du 22 novembre…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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