« La démocratisation culturelle n’est pas terminée »

Le directeur du Centre dramatique de Sartrouville, Laurent Fréchuret, qui présente une nouvelle traduction du « Roi Lear » avec Dominique Pinon, accentue l’esprit nouvelle génération du théâtre public francilien.

Gilles Costaz  • 8 novembre 2007 abonné·es

Les théâtres publics de la région parisienne rajeunissent. Du moins, leurs patrons. Bernard Sobel a été remplacé à Gennevilliers par Pascal Rambert, qui met en place un projet relié à la vie de la cité. Alain Ollivier finit sur un très beau Cid au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis et s’apprête à laisser la direction, en janvier, à Christophe Rauck. La génération des Bezace, Ascaride, Martinelli, Sommier garde cependant Aubervilliers, Malakoff, Nanterre et Bobigny. À Créteil, Didier Fusilier change l’esprit de la Maison des arts depuis quelques années. À Sartrouville, la cité la moins bourgeoise des Yvelines, Laurent Fréchuret a pris seul en mains la destinée du Centre dramatique national, après l’avoir dirigé deux ans avec un animateur historique, Claude Sévenier. Fréchuret arrive du théâtre populaire et des régions stéphanoise et lyonnaise. Il présente jusqu’en décembre une nouvelle mise en scène du Roi Lear de Shakespeare : l’occasion de le faire parler de sa mission, de sa pratique et du public.

Vous avez dirigé longtemps une compagnie indépendante à Saint-Étienne, l’Incendie. Peut-on rester fidèle à ses choix artistiques quand on prend la tête d’un appareil plus contraignant, aux missions plus lourdes, comme le théâtre de Sartrouville ?

Laurent Fréchuret : Je reprendrais la vie d’animateur de compagnie si je devais trahir ma fidélité au jeu d’acteur et aux poètes dramatiques ! Les poètes, c’est mon obsession. La mise en scène, c’est naturellement l’activité d’un chef de troupe. J’ai aimé les auteurs à partir du moment où, jeune, j’ai lu Beckett. Depuis Saint-Étienne, j’ai harcelé le directeur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, pour avoir le droit de monter au théâtre les romans de Beckett. Cela a duré un an, puis Lindon nous a finalement donné les droits. Après Beckett, on a monté Bond, Copi, Genet, Valletti, Burroughs… Soit des pièces, soit des traversées d’univers. À partir des trente volumes d’Antonin Artaud, j’ai fait un spectacle Artaud ! Quand on m’a proposé de rejoindre Claude Sévenier à Sartrouville, je n’étais candidat à rien. J’ai tout quitté. J’y suis depuis trois ans et demi, et seul maître à bord depuis plus d’un an. Sans augmentation de budget, j’ai fait en sorte que les moyens artistiques soient trois fois plus importants qu’avant.

Ce qui a changé, c’est l’obligation d’un partage bien plus grand avec le public. Il faut être à la fois pointu et lisible. Le théâtre que j’aime est un théâtre populaire et poétique, politique aussi. Pour le transmettre, il faut décloisonner, ne pas séparer les acteurs des techniciens et de l’administration. Le hall ne doit pas être un hall de banque ! La cuisinière et le gardien peuvent être libres de venir aux répétitions. Quand ils me disent : « Ça avance bien, votre Roi Lear », je suis évidemment ravi. J’aime le contact. Nous sommes en relation continue avec une population extrêmement vivante.

Patrice Chéreau, qui a été le premier directeur du théâtre de Sartrouville, disait l’autre jour sur France Culture que la ville, de son temps, était « terrible et passionnante ».
C’était dans les années 1960. Moi, je vois plus de gens brûler de désir de voir ou de faire du théâtre que de voitures brûlées ! La population est avide de dialogue. Chéreau, je l’ai invité à faire sa lecture du Grand Inquisiteur de Dostoïevski pour ouvrir la saison. Il a fait le plein : un public de fidèles, des jeunes qui le connaissent par le cinéma. Il m’a dit que le lieu était bien plus beau que lorsqu’il était là.

Je fais participer les habitants à ce que nous appelons des « chantiers ». Ce sont des spectacles qui impliquent cent cinquante personnes, des acteurs amateurs, des chanteurs, de simples citoyens, des sportifs, et aussi des enfants. Il y a eu un chantier Shakespeare, un chantier sur la mémoire. En 2009, nous ferons un chantier sur Oedipe-Roi.

Traditionnellement, nous avons une grande activité de théâtre pour la jeunesse. Odyssée 78 est une biennale du théâtre pour l’enfance. Je l’ai élargie à l’adolescence. Les ados, c’est une tranche d’âge qui ne fréquente pas le théâtre. Comment leur donner un théâtre qui leur parle ? Nous y pensons beaucoup. Quand François Cervantès est allé jouer dans les collèges et les lycées avec son Jamais avant, ce fut une réussite.

À présent, vous présentez le Roi Lear avec un acteur connu, Dominique Pinon, dans une nouvelle traduction de Dorothée Zumstein. C’est un changement de cap ?

Non, c’est un spectacle auquel je pense depuis quatre ans. Il a fallu convaincre Dominique Pinon, qui n’est pas attendu dans ce rôle-là, et qui est un « athlète affectif », comme disait Artaud, doublé d’un poète. Son jeu est celui d’un théâtre populaire et concret. Il a fallu se donner les moyens d’engager treize acteurs. Et, pour une création totale, il fallait une traduction nouvelle pour nous réapproprier toute l’aventure. Dorothée Zumstein a, je crois, fait un texte plus théâtral et limpide que ce qui existait, en en conservant la complexité. Lear , c’est l’anarchiste roi, le roi qui veut savoir ce qu’est un homme. Il se lance dans un jeu dangereux qui est un voyage vers la vérité et la folie. À travers lui, le spectacle pose la question de savoir ce qu’est un homme aujourd’hui. Qui sommes-nous dans notre costume de clients-rois ? Les acteurs vont jouer les métamorphoses et les changements de lieu sur un plateau entièrement nu.

C’est vrai que nous sommes dans une époque de « rois Lear » ­ après Sivadier, Lev Dodine et Lavelli vont le monter ­ , c’est bien qu’on le représente de différentes façons. Je ne viens pas aux classiques. Simplement, j’ai fait le voyage à l’envers. De même que j’ai aimé Bacon avant de m’intéresser à Velázquez, j’ai monté Burroughs et Beckett avant de monter Shakespeare et Lewis Carroll, qui sont les matrices de nos grands poètes. Je referai vite le voyage vers aujourd’hui. J’ai envie de monter un texte d’Yves Ravey, et nous aurons bientôt un jeune auteur associé au théâtre.

Entretenez-vous des relations avec les autres théâtres de la banlieue parisienne ?

Je vais voir ce qu’on joue à Montreuil, Aubervilliers, Saint-Denis… Mais je garde davantage de liens avec la Comédie de Saint-Étienne. Quand il la dirigeait, Daniel Benoin a aidé notre compagnie. Aujourd’hui, François Rancillac y fait un travail remarquable. Sartrouville, avec ce théâtre dans la ZUP [zone à urbaniser en priorité], sur le plateau, ce n’est pas si différent de Saint-Étienne, par son côté populaire. L’important, c’est l’idée du Centre dramatique national qu’il faut défendre. Elle est menacée : on voudrait mettre Malraux au rancart. La démocratisation culturelle, au contraire, n’est pas terminée, elle est à continuer, à renouveler. Pour définir le théâtre, je préfère les mots « dialogue public » à « service public ». Le théâtre, c’est : « Ici on se parle ! »

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