Le miracle de la nature

Dans « la Forêt de Mogari », Naomi Kawase met en scène deux personnages trouvant la voie de la sérénité au terme d’un deuil.
Un film d’une humanité première, plastiquement sublime.

Christophe Kantcheff  • 1 novembre 2007 abonné·es

Le cinéma de Naomi Kawase est peuplé d’absents dont le souvenir n’abandonne jamais ceux qui ont continué à vivre. Comme une trace indélébile, et même active, tant se prolongent les bouleversements dûs à leur disparition. Après Suzaku , le premier film de fiction de la cinéaste japonaise, qui racontait l’exil obligé d’une famille à la suite de ce qui semblait être le suicide du père, puis Shara , qui s’ouvrait par la définitive sortie hors champ d’un fils, la Forêt de Mogari a le deuil pour objet.

Illustration - Le miracle de la nature

Une parenthèse joyeuse dans la vie d’une jeune femme et d’un vieil homme confrontés à la perte. DR

Naomi Kawase n’a pas le souci du pittoresque anthropologique. Mais Tokyo n’est pas la capitale de son cinéma, et le Japon qu’elle filme se situe hors de la modernité des grandes villes. Ainsi, la Forêt de Mogari s’ouvre sur l’image d’un cortège d’enterrement en pleine campagne. Aucun détail ni gros plan, mais à distance le cortège passe, avec fanions, clochettes et cercueil. « Ce sont les villageois eux-mêmes qui s’occupent de l’enterrement de leurs voisins, sans passer par la crémation ni faire appel à des entreprises de pompes funèbres » , explique Naomi Kawase dans le dossier de presse.

Avec les morts, le sentiment de proximité est grand. Il ne semble pas absurde, encore moins pathologique, d’entretenir un commerce continu avec eux. Ainsi, trente-trois ans après la mort de sa femme, Mako, le vieux Shigeki est-il toujours habité par elle, et, dans la paisible maison de retraite où il passe ses jours, les autres résidents ne le considèrent pas comme anormal. Certes, Shigeki est plutôt d’un tempérament mélancolique, sinon neurasthénique. Au cours d’une discussion collective avec un bonze, il pose même cette simple question : « Est-ce que je suis vivant ? » Comme s’il n’en était pas tout à fait sûr, comme s’il souhaitait entendre qu’il ne l’est plus, ce qui lui permettrait de retrouver Mako.

Comme toujours chez Naomi Kawase, ces graves sentiments passent avec une ténuité de moyens. Mako, présente en Shigeki sous les traits d’une jeune femme avenante, apparaît à l’écran dans une scène où elle joue avec lui un air de piano, léger comme du Satie, avant de se lever et de se retirer, laissant seul le vieil homme devant le clavier. Tout est montré, la joie tronquée par le retour au réel, avec une grâce infinie.

Le couple central de la Forêt de Mogari n’est pourtant pas celui-là. Shigeki est entouré des soins d’une nouvelle assistante, Machiko. Elle-même a perdu son jeune fils, ce qui ajoute de la compassion à l’attention qu’elle porte au veuf. Dans une séquence d’une époustouflante beauté, où le cadre de la caméra sublime la végétation ordonnée de plants d’arbustes sur une colline, Shigeki et Machiko se livrent à une partie joyeuse de cache-cache, où les corps s’ébrouent, parenthèse de vie véritablement au présent pour le vieil homme.

Mais ce qui doit se jouer entre eux nécessite un autre paysage, moins domestiqué par l’homme. Au cours d’une promenade en voiture, celle-ci est immobilisée par une pierre échouée sur la route. Machiko se trouve insensiblement entraînée par Shigeki dans la forêt, où ils finissent par s’égarer.

La forêt pourrait se transformer en lieu hostile, la nuit et le froid venant. Shigeki et Machiko y traversent effectivement des épreuves, mais celles-ci les rapprochent encore. Sous une pluie drue, traversant un ruisseau, Machiko est prise de panique, se remémorant la façon dont est mort son fils, emporté par un courant. Le vieil homme lui caresse alors les cheveux d’un geste bourru et protecteur. Réciproquement, à la nuit tombée, Shigeki étant transi, Machiko, sans autre solution, se dénude le haut du corps pour réchauffer celui du vieux. Ces deux gestes relèvent d’une humanité première, vitale. Ils sont beaux par leur spontanéité et leur simplicité. Ils sont aussi en harmonie avec la manière de filmer de Naomi Kawase : discrète, fluide, sa caméra accompagne ses personnages sans effets, sans s’imposer. Elle reçoit ce qui vient d’eux, comme s’il s’agissait d’un don. « Il n’y a pas de règles formelles, tu sais » , dit une collègue à Machiko, phrase qu’il faut aussi entendre d’un point de vue esthétique.

En réalité, la forêt se révèle être un abri apaisant, l’aboutissement d’un long chemin qui mène vers la sérénité. Mogari, est-il dit en conclusion du film, aurait pour étymologie « Mo Agari, la fin du deuil » . Même s’il se perd, Shigeki semble poussé par une nécessité ou une évidence. Il a pris avec lui un grand sac jaune, qui contient des effets ayant appartenu à sa femme, ses carnets, une petite boîte à musique… Machiko comprend que l’homme est arrivé à son terme lorsqu’ils atteignent enfin la tombe de Mako. En pleine forêt. En pleine terre grasse que le vieillard se met à son tour à creuser. Le temps est venu de la rejoindre. Le temps du repos, de la libération. De la légèreté de l’âme. Les êtres sont enfin en accord avec les éléments. Car ils sont les éléments. La Forêt de Mogari est un film miraculeux.

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