Ligne d’inconduite

La galerie Horizons propose les dernières sculptures d’Esteban Royo. Une œuvre d’une malice
élégante, qui oscille entre la drôlerie et la noirceur.

Jean-Claude Renard  • 22 novembre 2007 abonné·es

On est en 1957. À la fin de l’année. Miles Davis entre dans un studio, trompette à la main, pour regarder des images. Celles montées par Louis Malle pour Ascenseur pour l’échafaud . Le film sortira quelques mois plus tard. En attendant, bec en bouche, Miles Davis improvise sur les images. Sans marioler sur le cuivre. Il y aurait le même goût pour l’improvisation chez Esteban Royo, sans faire le mariole devant le matériau. C’est que le matériau ne rigole plus. Il est décati, carambouillé au vent mauvais des aléas de l’existence.

Barcelonais d’origine, installé à Paris depuis cinq lustres, Royo est un récupérateur d’objets crounis, bazardés sur les bas-côtés, les trottoirs, dans le sursis des déchetteries. Un siège de vélo, quelques centimètres de corde, un phare de voiture, un miroir fatigué de refléter, des chutes de bois, des morceaux de ferraille, crochets, rabots, bris de planches, débris domestiques, quignons de tôles. De la dépouille en transe de banalité. S’agit après de négocier avec le support, ses torts et travers. Pour filer ailleurs, caler l’ordinaire sur un braquet large, façon costaud fort des Halles. Une improvisation, donc, mais avec les idées en place, l’impérieuse nécessité de tordre le coup à la matière. Qui doit plier sans rompre. Affaire de détournement malicieux, affaire d’impertinence turbulente pour redonner de l’élan à tout ce bazar. Recomposer, avec les angles droits, les courbes mutines, le méli-mélo craquant des ressorts. Fouineur, glaneur, le récupérateur devient artiste, gigotant dans l’interprétation libre.

Esteban Royo expose ses dernières créations à la galerie Horizons. Elles n’échappent pas à sa ligne d’inconduite, à un état d’esprit parfois férocement incorrect, toujours dans l’élégance. En balai-brosse et jeannette, le Poil est capital prend des allures sévèrement burnées, Cher Ami hérisse un pinceau au-dessus d’une sombre silhouette christique, Sentar cabeza , tel un repose-siège, propose son galbe érotique, Une autre Vénus poursuit la tentation par une fière patine au bout de laquelle une boîte se donne en guise de tête, tandis qu’ Un silence impose sa masse totémique. Des oeuvres qui beuglent allégrement dans les espaces, flirtent avec la lumière. Soulevant les jupes de l’art à coups d’interrogations, le matériau est un menuet ; l’occasion aussi, et surtout, d’une réflexion qui ne s’épargne pas du grotesque, de l’absurde triomphant phagocyté par le ridicule. Une jacasserie martyrisée. Royo est ce casseroleur qui assaisonne à l’aigre-doux des plats qui transpirent d’inquiétude. Une selle de vélo, dépourvue de son cadre, s’affiche en Énigme ; le Guerrier, avec son buste de fer à cheval, tout d’acier masqué, est encastré dans le bois ; deux cordes parallèles se jaugent crûment coincées dans un caisson ; l’Heure s’étire comme la Ballade des pendus . Du noir, piquant, et une masse d’âpre drôlerie. Sans doute parce qu’Esteban Royo ne triche pas avec la sculpture.

Culture
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