Pas avec la bouche

En réponse à un acte de vandalisme sur une œuvre de Cy Twombly, la Collection Lambert en Avignon propose une exposition, « J’embrasse pas », brillante et pédagogique réflexion sur l’art contemporain et sur la responsabilité du spectateur.

Christophe Kantcheff  • 15 novembre 2007 abonné·es

Été 2007 : la Collection Lambert en Avignon organise une exposition consacrée à l’artiste américain Cy Twombly, de notoriété mondiale. Parmi les oeuvres exposées, un triptyque, «~Phaedrus~», avec pour pièce centrale un monochrome blanc. Celui-ci est la cible d’une jeune femme en mal de publicité, Rindy Sam, qui, prétendant faire «~acte d’amour » , vandalise le tableau en y déposant un baiser chargé en rouge à lèvres.

Automne 2007 : alors qu’une procédure judiciaire est en cours, la Collection Lambert, qui a décidé de répondre également sur le plan artistique, propose une exposition intitulée «~J’embrasse pas~». La difficulté n’était pas mince, car il s’agissait d’opposer la raison et le langage esthétique à ce qui se présentait a priori comme un acte mû par l’ « émotion » prenant les atours sympathiques d’un baiser de jeune femme.

Pari tenu haut la main. «~J’embrasse pas~», conçue par le directeur de la Collection Lambert en Avignon, Éric Mézil, fait feu de tout bois, avec intelligence et subtilité, contre l’acte de vandalisme. Réfutations directes ou, le plus souvent, métaphoriques, les oeuvres, choisies dans le « patrimoine » de l’art contemporain ou conçues spécialement pour cette exposition, font tour à tour résonner la violence ou la stupidité, la folie ou l’hypocrisie du geste de Rindy Sam.

Chacune à sa façon. Ironique avec « le Baiser de l’artiste » d’Orlan, image projetée rappelant la performance de l’artiste à la Fiac de 1977, qui proposait aux visiteurs, à la manière d’une « aboyeuse » de marché, de se faire embrasser par l’artiste pour 5 francs. Dérangeante, à la manière du jeune Baptiste Croze, qui, dans une performance filmée en vidéo, se peint le corps en rouge avec ses lèvres (« Rougir », 2007). Torturée, tels les « Hologram » (1968) de Bruce Nauman, représentant en gros plan une bouche déformée, à peine reconnaissable en tant que telle. Ou inquiétante, avec l’installation photographique de l’artiste américaine Roni Horn (« Cabinet of », 2002), l’un des moments phares de cette exposition : dans ce lieu magique qu’est la grande galerie de la Collection Lambert, sont alignées trente-six prises de vue d’un clown blanc ou, plus exactement, celles de son fantôme, flou, dérangé, menaçant, mutique et pourtant si expressif. Quelque chose de fellinien s’y exprime, mais du fellinien asilaire, tant le blanc dominant du clown et des murs de la galerie renvoie à la folie, et le rouge indifférencié du nez et de la bouche au trou sanglant de nos abîmes.

Au fil des salles, l’exposition décline diverses thématiques, toujours en référence avec les sens multiples que peut recouvrir ou induire un baiser : le bien et le mal, les (fausses) apparences de l’amour, la violence et l’enfer (dont on sait qu’il est pavé de bonnes intentions)… Ainsi une réflexion passionnante est-elle engagée sur l’art et l’interdit dans une salle réunissant une série de Douglas Gordon (« What am I doing wrong ? », 2005 ; en français : « Qu’est-ce que je fais de mal ? »), où l’on voit l’artiste se grimer en femme ; des sérigraphies de Marilyn Monroe signées Andy Wharol ; le pastiche de la célèbre photo de Marylin nue, ici représentée en homme barbu, réalisé par Zoe Leonard (« Pin Up 1 », 1995) ; et l’ultra célèbre « LHOOQ » de Marcel Duchamp, autrement dit la Joconde agrémentée de moustaches. Mais celles-ci furent ajoutées par Duchamp sur une carte postale, non pas directement sur le tableau de Leonard de Vinci…

L’intérêt de cette exposition ne s’arrête pas là. Celle-ci étant ouverte sur la Cité, le visiteur le moins averti ne se sentira jamais exclu du débat que les oeuvres présentées alimentent. En témoigne la pièce de texte ( Statement , 2007) de Lawrence Weiner, pionnier new-yorkais de l’art conceptuel, montrée dès la première salle. La responsabilité de l’artiste et celle du spectateur y sont ainsi magnifiquement exposées : « Pour qui se sent concerné/La passion ne saurait justifier la destruction/Peut-être mutiler l’oeuvre de Cy Twombly se voulait un geste d’artiste (geste stupide au demeurant)/Toute action appelle sa réponse/Vous avez détruit maintenant réparez/Inscrit dans la société le travail d’un artiste touche à sa part de dignité que même un autre artiste ne doit annihiler/Dans le jargon de la prostitution « sers-toi de moi pour ton plaisir et pour t’éduquer mais ne m’embrasse pas ». »

Plus encore : grâce à un parcours articulé et progressif, Éric Mézil parvient à faire oeuvre pédagogique. « J’embrasse pas », mine de rien, ouvre son visiteur, par la compréhension et la sensation, à nombre d’enjeux de l’art contemporain et de son histoire. Le monochrome ­ blanc, de surcroît ­ n’est pas l’un des moindres. La dernière salle de l’exposition en est une initiation à ses beautés et à son mystère tout à fait exemplaire. De la chouette blanche sur fond blanc de Roni Horn (« Dead Owl », 1997), à nouveau, aux coussins miniatures en forme de chrysalide blanche de Rei Nato (« Pillow for the dead », 1997-98), en passant par les monochromes blancs de Robert Ryman (« Unfinished painting » et « Finish painting », 1970), l’oeil du spectateur est rendu disponible aux subtilités des nuances, à la délicatesse des vibrations de la lumière et aux projections de l’imaginaire sur ces écrans accueillants. Et puis, soudain, le regard saisit une ombre sur l’un des monochromes de Ryman : le souvenir d’un rouge à lèvre qui, déjà, avait sali l’oeuvre il y a quinze ans. La restauration n’en est jamais venue à bout. Ainsi, la boucle est bouclée. J’embrasse, oui, mais avec les yeux !

Culture
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