Russe noir

Un portrait de Vladimir Poutine retracé par Jill Emery
et Jean-Michel Carré, suivant un itinéraire machiavélique.
Glacial et effrayant.

Jean-Claude Renard  • 22 novembre 2007 abonné·es

Il y a comme pour beaucoup de films, en générique de fin, une liste de remerciements, de noms qui ont participé. Il y a aussi dans ce Système Poutine , réalisé par Jill Emery et Jean-Michel Carré, toujours dans le générique, une mention «~avec la participation involontaire de Vladimir Poutine, George W. Bush, ainsi que Roman Abramovitch, Benoît XVI, Silvio Berlusconi, Tony Blair, Jacques Chirac, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy~» . Involontaire, on comprend pourquoi. Le portrait brossé n’est pas vraiment flatteur mais plutôt inquiétant. Et tous ont reçu le président russe avec les honneurs. L’ouverture du documentaire donne le ton, enquelques phrases, et autant de chiffres~: la seconde guerre en Tchétchénie a causé 200 000 morts~; officiellement, 25~% du peuple russe vit sous le seuil de pauvreté~; chaque année, la corruption rapporte 300 milliards d’euros aux fonctionnaires~; 22 journalistes ont été assassinés depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ce n’est qu’une partie de son curriculum vitae. Les réalisateurs, déjà auteurs de Koursk, un sous-marin en eaux troubles (2004), se sont chargés, au cours de trois ans de travail, de revenir aux origines du personnage avant d’arriver à ce bilan.

Poutine est un homme marqué par la Russie impériale, plus encore par la période soviétique. Patriote dans un pays où la nostalgie aura tôt fait de prendre le pas sur la mémoire des horreurs passées. Fasciné dès l’adolescence par le KGB, il y entre en 1975. C’est l’élite de la nation. Agent zélé, il apprend la notion de «~stratégie du contrôle~», et fait une première incursion dans le monde politique en soutenant activement l’élection de Sobtchak à la mairie de Saint-Pétersbourg. Au fil des postes (en Allemagne de l’Est, à l’université, aux avoirs russes à l’étranger), il comprend aussi l’importance des médias et des oligarques. Il l’observe à la réélection d’Eltsine. Mais avant de maîtriser l’image et son image, avec sa démarche de pingouin, ce que démontre très bien ce film, Poutine est d’abord un homme de l’ombre, considéré comme un piètre laquais par beaucoup (il n’a jamais été, au mieux, qu’un sous-lieutenant), un valet inoffensif qui gravit les échelons, un à un, discrètement. Ce qu’il faut pour devenir le numéro un du FSB (ex-KGB) en 1998, avant d’être nommé Premier ministre par Eltsine en 1999. Non sans tragédie.

L’implication du FSB dans les attentats de 1999 est étouffée, et suivie par cette seconde guerre en Tchétchénie (les uns justifiant l’autre). L’année suivante, Poutine est élu à la présidence de la Fédération de Russie, au premier tour, avec 52~% des voix. Et jure «~de respecter et de défendre les droits et les libertés de l’homme et du citoyen~» . Juste des mots de circonstance en attendant la grande Russie. Avec gaz et pétrole dans la musette, avant de prendre en main les oligarques, manier la carotte et le bâton, maîtriser les médias, sous couvert de lutte contre la fraude et la corruption. Du Machiavel mâtiné de Talleyrand et de Berlusconi. Un leitmotiv dans ce parcours~: contrôler. À l’intérieur et à l’extérieur. Dans cet esprit, l’alliance antiterroriste de façade avec Bush permet toutes les atrocités en Tchétchénie. Économiquement, c’est pas mal non plus. Les oligarques privés ont été remplacés par des oligarques d’État, puisés dans l’ex-KGB. Pour Poutine, «~la Russie est un business, analyse Garry Kasparov, à l’origine du front d’opposition. Il nationalise les dépenses et privatise les profits. L’argent règne sur le gouvernement et réciproquement~» .

On connaît la suite. Pour la Tchétchénie et pour l’exportation des armes comme pour la mainmise sur l’Ukraine et sur la dépendance de l’Europe en énergie. Poutine, sa vie, son oeuvre donc. Et cette lecture à plusieurs voix qu’ajoutent les réalisateurs, recueillies en Russie et à l’étranger, auprès souvent de nombre de réfugiés~: apparatchiks, ancien dissident, journalistes, historien, ex-chef du KGB, ex-officier du FSB, ancien ministre de la Culture en Tchétchénie. En somme, tous ceux qui dérangent le pouvoir en place (une liste d’une centaine de noms aurait été établie, sur laquelle figurait Anna Politkovskaïa). Ce documentaire, construit entre images d’archives et témoignages, s’inscrit ainsi dans le courage politique, une évidente résistance. A fortiori à quelques mois des prochaines élections, où tout doit être quadrillé, la presse et les télévisions, surtout quand elles sont privées. Contrôlé donc. Le pire arrive toujours. Et même plus souvent en Russie.

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