BHL ou la haine du social

Conseiller de Ségolène Royal durant la campagne électorale, Bernard-Henri Lévy se présente en rénovateur de la gauche, applaudi par plusieurs dirigeants du PS. Mais de quelle « rénovation » s’agit-il ?

Denis Sieffert  • 13 décembre 2007 abonné·es
BHL ou la haine du social

Nos lecteurs connaissent notre point de vue sur le personnage. Bernard-Henri Lévy est inintéressant quand il n’est que lui-même : un petit marquis qui se regarde surjouer sa propre aventure. Un Malraux d’opérette. Un phénomène parisien. Nous en parlons donc modérément dans ce journal. D’autant plus que nous connaissons un peu les règles du système médiatique qui est le sien. Tout fait ventre. Tout fait vendre. BHL, c’est un peu comme la confiture des Frères Jacques : on ne s’en lave pas facilement les mains. La critique et la louange ont sur lui le même effet. Elles servent la cause d’une notoriété qui n’est jamais saturée. Rien ne sert de démonter sa technique, de mettre au jour ses réseaux, de s’esbaudir des arguments qui sont censés le terrasser, tout lui profite. Nous sommes ici dans une logique commerciale. Il est donc bien possible ­ et c’est un risque qu’il faut assumer ­ que le présent article fasse vendre (effet de curiosité ?) quelques « BHL » de plus. La confiture des Frères Jacques, vous disais-je.

Illustration - BHL ou la haine du social

Bernard-Henri Lévy (ici, avec son double de cire au musée Grévin) se regarde surjouer sa propre aventure.
DURAND/AFP

Mais ce n’est pas son dernier livre qui lui vaut d’être habillé par l’ami Blachier à la une de Politis . C’est plutôt le livre de Ségolène Royal. Et ce sont les réactions de quelques socialistes promus « refondateurs » de la vieille maison. C’est avec eux que l’on mesure à quel point la campagne de l’ex-candidate socialiste a été prise en charge idéologiquement par BHL. Et que l’on comprend combien son Grand Cadavre à la renverse n’est pas seulement un volume de plus dans ce long dictionnaire de citations que constitue l’oeuvre de Bernard-Henri Lévy.

C’est un livre de combat contre le parti socialiste. Un objet de ralliement pour tous ceux qui veulent littéralement la liquidation du « parti socialiste » en tant que tel. C’est-à-dire l’effacement de ces deux mots de notre vocabulaire politique. De cela, on ne saurait se désintéresser. On nous objectera que nous sommes les premiers à critiquer ici même, semaine après semaine, le discours des principaux dirigeants. Mais, précisément, nous le faisons parce que ce discours est lui-même constitutif de l’offensive que nous dénonçons, à laquelle BHL fournit le carburant idéologique. Pour en discerner les contours, il suffisait d’entendre l’autre matin Julien Dray sur France Inter [^2]. Le député de l’Essonne est plutôt préposé à l’intendance. Mais c’est parfois l’intendance qui permet d’y voir clair. En 2011, expliquait-il en substance, nous ferons une primaire. Des adhérents à « 5 ou 6 euros » éliront un candidat pour la présidentielle de l’année suivante. La méthode, d’inspiration italienne, a déjà été mise en oeuvre, quoique timidement, pendant la précampagne socialiste. Souvenons-nous de cette éphémère génération « à 20 euros ». Cette affaire de cotisation n’est évidemment pas anodine. Il s’agit de dépolitisation. Et, pour finir, de dissolution d’une culture politique. Avec l’abandon de toute référence « socialiste », le nouveau parti refondé et le centre de François Bayrou pourront enfin fusionner. Selon le schéma mis en oeuvre en Italie, où la nébuleuse qui a désigné Walter Veltroni a rapidement renoncé à toute référence à l’idée même de « gauche ». Jusqu’à faire disparaître le mot de l’affichage politique.

Ce qui nous intéresse, c’est le contenu politique de cette opération de « dépassement du PS ». Et c’est ici qu’il nous faut revenir à BHL, dont le dernier livre est tout entier consacré à la justification idéologique de cet anéantissement. Il n’a pas été étranger, on le sait, au rapprochement de Ségolène Royal avec François Bayrou durant l’entre-deux-tours de la présidentielle. L’ex-candidate en fait l’aveu dans son propre livre. BHL a sans doute été son conseilleur le plus influent. Le socle idéologique de cette offensive est parfaitement clair. C’est le déni du social. Un déni total, absolu. Mais BHL n’attaque pas de front. Il biaise en s’en prenant violemment à la thématique antilibérale. Il fait mine d’abord de donner la leçon aux antilibéraux en rappelant qu’il y a deux libéralismes, le politique et l’économique, « celui de Constant et celui de Smith » qui, dit-il, sont « liés en substance » . Voilà sans doute pourquoi il faudrait admettre la disparition des retraites au profit des fonds de pension… Au nom d’une évidence théorique et historique, il s’efforce de discréditer le combat social ici et maintenant parce que celui-ci mobilise sous la bannière de l’antilibéralisme ou de l’opposition au néolibéralisme, apparu à l’orée des années 1980 au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Pour BHL, le déni de réalité passe par un usage immodéré de l’anachronisme. C’est avec les arguments du XVIIIe siècle qu’il fait l’éloge de la socialité de l’argent. C’est avec des réaffirmations de principe sur la nature originelle du commerce (l’argent comme « oeuvre de civilisation » , l’argent dont la vertu « est de substituer le commerce à la guerre » ) qu’il croit se tenir quitte de toute critique de la financiarisation de l’économie, des déréglementations, de l’effacement des services publics, et a fortiori de tout débat sur le partage des richesses. Or, précisément, ce que les antilibéraux d’aujourd’hui critiquent, ce n’est pas le commerce en tant que tel, ni l’économie, mais leur déréalisation et leur destruction dans la sphère de la finance.

Inutile d’aller plus loin. Il est facile de comprendre que BHL triche. Quelques références désincarnées, assorties d’invectives ( « sots, ignares, niais » ) qui tiennent lieu d’arguments, et l’on peut passer à autre chose. Manque, hélas, la réalité et le monde tel qu’il est. Les vrais gens, les pauvres, les exclus, les smicards, les petits salaires. Les sept millions de Français qui vivent sous le seuil de pauvreté ne sont pas dans ce livre-là. Le « refondateur de la gauche » n’a pas un mot, pas un regard pour cet univers qui, assurément, n’est pas le sien, au point qu’il ne peut même pas l’imaginer. Il mène querelle sur les représentations car la réalité n’est jamais son problème. Les pauvres ne sont saisis que dans une seule condition : celle de révoltés aux marges du terrorisme ou de la délinquance. Les classes dangereuses. Si la fameuse réplique « salauds de pauvres » n’avait pas été imaginée par Marcel Aymé, BHL l’aurait inventée. Il pointe alors un doigt accusateur vers cette gauche « niaise » qui prend « partout, toujours, le parti des victimes, des opprimés » . Avec BHL, au contraire, l’opprimé a toujours tort. S’il se tait, BHL l’ignore. S’il se révolte, il le condamne et avec lui tous ceux qui luttent à ses côtés. On comprend dans ces conditions que BHL se félicite qu’il ne soit plus question de « socialisme » dans le discours de Ségolène Royal. Le « socialisme », c’est une de ces finalités chimériques qui mènent au désastre. Il prête à ceux qui refusent l’état actuel du monde une quête dérisoire et dangereuse d’un Absolu, qu’il affuble d’une énorme majuscule. Cette fin socialiste de l’Histoire, aboutissement de la logique hégélienne, il a tôt fait de la comparer à la « solution finale ». Ou de définir le « marxiste » comme celui qui est capable d’expliquer que les camps de concentration peuvent avoir « une nécessité historique » . Derrière la trivialité du propos, c’est sa fonction politique qu’il faut chercher. Ni Marx ni Hegel ne peuvent être atteints à ce niveau. C’est ce à quoi ils s’identifient dans l’histoire des idées qui est visée : la lutte de classes et la dialectique, c’est-à-dire le conflit.

Mais l’inexistence du social débouche fatalement sur une vision du monde. Dans l’univers intellectuel de BHL, chacun est bien à sa place. Faute de pouvoir évoluer avec leurs conditions, les êtres sont figés dans leur essence. Tout est essentialisé, racialisé. Et il projette sur cette gauche niaise et un peu trop révoltée dont il veut la mort ( « ce grand cadavre à la renverse » ) le même essentialisme. Critiquer l’extension coloniale israélienne, c’est être antisémite ; critiquer la politique de George Bush, c’est « être » antiaméricain. Ici on sent tout de même une pointe d’embarras. Pour transformer la critique de la politique américaine en antiaméricanisme de naissance, il faut à BHL éliminer préalablement toutes sortes de bonnes raisons de critiquer les États-Unis. Son énumération est assez fournie pour en faire lui-même un antiaméricain d’honnête facture (Guantanamo, Abu Ghraïb, la peine de mort). D’autant qu’il y ajoute des « mauvaises » raisons qui ne sont pas toujours aussi mauvaises que cela : BHL est outré que l’on puisse dire des États-Unis qu’ils « détraquent » le climat. Et pourtant ! Il est scandalisé qu’on puisse affirmer qu’ils « pillent les ressources de la planète » . Et pourtant ! Il ne se remet pas que l’on prétende qu’ils ont « encouragé et nourri » l’islamisme. Et pourtant ! Mais ce qu’il nomme, en prenant soin de l’essentialiser, l’ « antiaméricanisme » n’aurait selon lui rien à voir avec toutes ces mauvaises raisons. Il proviendrait de notre complexe d’Oedipe jamais résolu vis-à-vis de cette Amérique maternelle qui nous a sauvés du nazisme. « Blessure narcissique » , conclut-il en connaisseur. Blessure qui s’ajouterait dans notre inconscient stupide à une autre, plus ancienne, plus « philosophique », qu’il nomme « l’île américaine » . Comprendre la réussite civilisationnelle de ces colons venus d’Europe qui suscite notre jalousie.

Voilà, dit-il, ce qui alimente l’antiaméricanisme « jusque dans sa variante islamiste radicale » . Ainsi, la montée de l’islamisme (le « fascislamisme » ) n’aurait rien à voir avec les guerres d’Irak, l’installation des bases en Arabie Saoudite, la question palestinienne ; elle serait nourrie par une rancune tenace à l’encontre des pèlerins du Mayflower . Après le déni du social, le déni de l’histoire. Passons ici sur le conflit israélo-palestinien, évoqué tout juste pour dénoncer un « antisémitisme palestinien » . Là non plus l’histoire n’existe pas. Les colonies ? Les expulsions ? Le mur ? Les terres agricoles retournées ? L’enfermement de tout un peuple à Gaza ? Rien de tout cela n’existe. La politique israélienne, nous dit le cuistre, n’est qu’un « obstacle épistémologique » . Allez dire aux Palestiniens que ce mur qui s’est édifié sur les gravats de leur maison et qui les sépare de leurs terres cultivables n’est pas un mur, mais un « obstacle épistémologique » . Toute la manipulation intellectuelle est dans cette formule. Du coup, seuls un islamisme surgi de nulle part et une haine arabe sans origine embraseraient cette région du monde.

Relatant sa première conversation avec Ségolène Royal, BHL fait une énumération des grands sujets du monde que les deux esprits ont disséqués, on imagine avec brio. Les mots résonnent étrangement : « Oui ou non à l’Europe, le XXIe siècle sera-t-il ou pas chinois, Israël, le terrorisme et l’islam, les banlieues, le rôle des intellectuels » . « Terrorisme et islam » et « banlieues » : on voit bien comment la prose élégante rejoint la pensée la plus vulgaire de notre époque. Et on voit bien surtout que le rejet dégoûté de tout facteur social, son refus indigné de considérer la misère et l’injustice comme causes de la révolte ne sont pas seulement à l’origine d’une profession de foi socialement conservatrice. Les conséquences vont bien au-delà. Car si le social, et plus largement l’oppression, n’est pour rien dans les désordres du monde, alors il faut aller en chercher les causes ailleurs. Peut-être dans l’essence même des peuples ou de leurs religions. Le cul-de-sac idéologique se termine toujours par la même accusation : nazis ! Fascistes ! Tout le livre de BHL est peuplé de fascistes, principalement de gauche, ou arabes. Au-delà de ce Mal absolu, il n’y a guère d’explication du monde. On en déduit que certains d’entre nous ­ nous les humains ­ sont mal prédestinés. Encore une fois, ce discours n’est pas original de nos jours. Mais celui-ci n’est pas mené dans la proximité politique de Nicolas Sarkozy ou de George Bush. Des dirigeants socialistes l’applaudissent bruyamment. Ils y puisent une certaine inspiration.*

[^2]: Invité de Nicolas Demorand, le 5 décembre.

Politique
Temps de lecture : 11 minutes