Génération Foucault

L’historien Philippe Artières et le philosophe Mathieu Potte-Bonneville expriment, dans un superbe ouvrage autour
de Michel Foucault, leur dette à l’égard d’une pensée qui, aux confins de leurs deux disciplines, leur a fourni des ressources face au monde contemporain.

Olivier Doubre  • 13 décembre 2007 abonné·es

Ci-dessous, la version intégrale de l’entretien publié dans Politis 980

Il est inhabituel de voir un philosophe et un historien signer un livre ensemble. Comment est né ce projet et en quoi consiste-t-il ?

Mathieu Potte-Bonneville : Il s’agissait d’abord de ne pas faire deux recueils juxtaposés, déguisés, mais un ouvrage où, d’une part, les dimensions philosophiques et historiques deviennent indiscernables et qui, d’autre part, corresponde et exprime le fait que nous avons tous deux croisé les textes de Foucault, l’un sur la ligne historique, l’autre sur la ligne philosophique, parce que lui-même ne cesse de basculer d’un registre à l’autre. Il fallait donc essayer d’expliciter cela, à la fois du côté du fond, des concepts et des méthodes en présence, et du côté biographique, ou plutôt autobiographique, parce que nous nous sommes retrouvés à avoir à faire ­ Philippe, avant moi ­ un travail de passeur vis-à-vis de Foucault…

Philippe Artières : Avec une situation générationnelle particulière. Et cela est très important pour nous. Je pense que ce livre, de ce point de vue, est un deuxième acte assez fort : le premier pour Mathieu (du moins le principal) avait été la publication de sa monographie sur Foucault [^2], et, en ce qui me concerne, la publication de travaux à partir de Foucault [^3]. Mais, aujourd’hui, être ensemble et lire ensemble Foucault, dans cette espèce d’agencement de nos textes, correspondait au dépassement de la position du « je » pour celle du « nous », afin de nous demander ce que nous, qui sommes de la génération d’après, avons à voir avec Foucault. Et cela dépasse, selon moi, la question de la discipline !

M. P.-B. : Ce point de vue de génération croise également le fait qu’on va beaucoup parler dans les mois qui viennent ­ et on en a déjà beaucoup parlé durant la campagne présidentielle ­ de l’héritage de Mai 68. Or, ce n’est pas d’aujourd’hui que cette question se pose, mais depuis un certain temps à travers un motif curieux, un peu déplaisant, qui est celui de la génération « absente ». La génération dont on fait partie s’est vu en effet reprocher par ses aînés de « n’être pas à leur hauteur ». Cela, dans une drôle de configuration où il s’agissait de recueillir une sorte d’héritage imprenable, par rapport à une génération qui n’avait pas voulu se situer dans une démarche de transmission. Que faire de cela ? Comment hériter d’une génération qui n’a pas voulu ­ tout en le faisant en même temps ­ adopter une position de maîtrise ? Le rapport à Foucault est donc compliqué, mais aussi, de ce point de vue, très intéressant. D’un côté, c’est un rapport d’exégèse, avec ce que la position de commentateur peut avoir de coincé ou de coinçant, de l’autre, cette position de l’exégète permet de se poser la question de ce qu’on peut fabriquer avec. Comment, à partir de cette position, finalement très révérencieuse, arriver à produire des concepts, des armes, des éclairages pour le présent, sans être dans une perpétuelle reconduction nostalgique au passé des années 1970. Il s’agissait donc de reprendre et de se déprendre ! Cela a été notre démarche, qui n’est pas, d’ailleurs, très éloignée de celle de Foucault…

P. A. : Un autre point fondamental pour expliquer notre intérêt commun pour Foucault (et notre envie de faire ce livre ensemble) est qu’en fin de compte notre actualité, curieusement, n’a cessé de faire vivre la pensée de Foucault. Celle-ci me paraissait fortement présente à la lecture de la presse ces vingt dernières années. À travers un certain nombre de lieux, d’objets, il y a eu une actualité foucaldienne incroyable durant la période qui a été celle de nos formations et constructions politiques…

M. P.-B. : À ce propos, je me souviens que le premier texte que j’ai signé sur lui, alors même que je travaillais Foucault en philosophe, ce n’était pas un texte de philosophie mais une tribune qui s’intitulait « De Foucault à Pasqua ». Il s’agissait d’une prise de position sur les lois Pasqua, qui est aujourd’hui un épisode archéologique des lois sur la nationalité et sur l’entrée et le séjour des étrangers en France, où j’expliquais la chose suivante : alors que Foucault avait pensé la société disciplinaire où, sous le droit, on dispose de tout un ensemble de dispositifs pour exercer des petits pouvoirs, on arrivait, avec Pasqua, à ce que ces pouvoirs disciplinaires soient inscrits à même le texte de loi. Qu’une loi autorise ainsi les maires à contrôler « la blancheur des mariages » était absolument nouveau. Cet exemple, loin d’être unique, montre bien comment certains objets de notre actualité, sur lesquels il n’avait pas lui-même forcément travaillé, rendaient évidentes sa convocation pour les penser et l’utilité de ses travaux. Ces objets l’appelaient en somme.

Foucault est mort du sida en 1984, mais n’a jamais écrit une ligne sur cette maladie. Or, c’est là aussi une question où son travail (vous) a été le plus utile pour penser cet événement, central pour votre génération… Quels rapports y a-t-il entre cette pensée et la pratique politique des années postérieures à son époque ?

P. A. : C’est une question très importante. Nous l’avons chacun « vécu » depuis deux positions différentes. Mathieu a milité un moment dans un groupe activiste ­ Act Up-Paris. J’étais, pour ma part, dans un observatoire, le Conseil national du sida (CNS), avec un statut non-gouvernemental. C’est là, à travers cet engagement dans la lutte contre le sida, qu’est née ma relation avec la génération qui avait connu Foucault. Il y siégeait en effet des gens qui avaient travaillé ou milité avec lui, comme Daniel Defert, qui, avec Aides, s’était donné pour impératif de faire de la pensée de Foucault un outil pour une lutte particulière qui était celle de la prise en charge des personnes atteintes. Mais il y avait aussi François Ewald, qui avait et qui a toujours ­ c’est là un point très intéressant ­ le sentiment d’être foucaldien en travaillant du côté des compagnies d’assurance ! Tout cela pour dire que la présence de Foucault n’y était pas accessoire. C’est un lieu où il y a eu des conflits d’interprétations, des conflits politiques, qui, pour moi, traduisent une certaine ambiguïté de la pensée de Foucault. Je crois que c’est aussi pour cette raison que je me suis dit à l’époque que sa lecture valait la peine.

M. P-B. : Je dirais que ma lecture de Foucault a croisé au moins trois événements : la lutte contre le sida (dans un rapport d’implication mais aussi de grande admiration pour ceux qui la menaient), la première guerre du Golfe (c’est-à-dire le contre-coup de la chute du mur de Berlin et la nécessité alors d’une critique non marxiste ou post-marxiste du pouvoir) et, enfin, les mouvements de sans-papiers (où se posent à la fois le statut de la discipline dans nos sociétés et celui des « hommes infâmes »). Or, ces trois événements n’étaient pas des objets qu’il s’agissait de saisir (en disant « voilà, je vais vous expliquer ce qui se passe »). Au contraire, on s’en trouvait saisi, dans le sens où ce sont ces objets qui vous saisissent, qui vous empêchent de dormir… Et Foucault est très utile à cela ! En effet, s’il y a un geste ­ nous parlons de « gestes » dans le livre ­ qui court dans la pensée de Foucault, c’est bien ce rapport à l’objet, qui n’est pas un rapport de surplomb, mais bien de saisissement, à la fois au sens juridique (comme un juge qui peut être « saisi » d’une question) ou au sens de l’eau froide, qui vous « saisit » ! Il n’y a pas de position docte à adopter vis-à-vis de ces événements et en même temps, il y a une exigence de pensée. Comment penser de manière non docte ? Foucault de ce point de vue-là est une arme.

À côté de ses grands livres, l’oeuvre de Foucault est aussi composée, comme vous l’avez dit, de « gestes » . Doit-on considérer qu’il s’agit de deux oeuvres distinctes ?

M. P.-B. : C’est précisément pour cette raison que nous avons mis en place cette notion un peu bancale de « gestes » : ces interventions, ces engagements ne sont pas extérieurs aux oeuvres majeures de Foucault, mais ils les travaillent en fait souterrainement. Je me suis amusé, dans le livre, à lire Surveiller et punir en me demandant comment le slogan le plus célèbre du Groupe d’information sur les prisons (GIP), « Prisons : on veut entrer et voir », était secrètement enchâssé dans le dispositif conceptuel même de Foucault : au coeur de la matrice d’écriture de Surveiller et punir , ce slogan est en fait complètement opérant, mais de façon souterraine. Comme un dessin dans le tapis !

P. A. : Ces petits textes ont, avec le temps, pris une grande importance jusqu’à devenir, pour certains, des textes majeurs. Je pense par exemple à « La vie des hommes infâmes » (1977) ou bien au « geste » du GIP. En tant que membre d’une autre génération, un corpus autre a émergé, nous marquant profondément.

Vous écrivez au début du livre qu’il « ne devait pas y avoir d’après-Foucault ». C’est pourtant le titre que vous avez choisi. Pourquoi ?

P. A. : Il faut se souvenir qu’il y a eu, à la mort de Foucault en 1984, une réelle volonté, non seulement de l’académie, mais aussi une volonté politique, de faire disparaître sa pensée. Cela s’est traduit par des textes particulièrement violents, notamment dans les revues Le Débat ou Esprit, qui cherchaient d’une certaine façon à signer la mort des années 1970 et la contestation des pouvoirs qu’elles avaient représentées. Pourquoi « d’après Foucault » ? C’est sans doute aussi ce qui nous rassemble tous les deux : Mathieu comme moi avons toujours voulu travailler avec Foucault, et non pas sur Foucault (quand bien même cela passait par un travail de lecture). Mais il s’agissait toujours de penser un certain nombre d’objets à partir, ou en regard, de son travail. En tout cas, en histoire, c’était très clair pour moi : je voulais tisser, coudre –j’aime beaucoup ces termes d’artisanat- de nouveaux objets qui n’avaient pas été travaillé par lui, de nouvelles questions qu’il n’avait de toute façon pas pu rencontrer, pour une simple question de chronologie, mais pour lesquels il m’apportait une aide, un éclairage fondamental. Pour moi, ce « d’après Foucault » contient aussi une expression d’humilité. La lecture de Foucault a correspondu, pour moi, à un moment de rencontre et, comme dans toute rencontre, il y a toujours un après. Parce qu’on vit forcément différemment après.

M P-B. : Ce titre a d’abord un aspect ludique. Peut-être est-il d’ailleurs plus derridien que foucaldien, dans le sens où il introduit du bougé. Bien sûr, ce « d’après » exprime d’abord une dimension de fidélité, au sens d’une lecture un peu minutieuse, un peu tâcheronne des textes. Mais il s’agit aussi donner l’indication d’une certaine distance : nous parlons d’après, depuis un autre moment de l’histoire. Comme on regarde un paysage depuis une colline. C’est également le sens de ce « de ». Et il y avait enfin l’idée d’une traduction, un peu comme un film peut être « d’après » un livre : ni décalque, ni oubli, il induit plutôt une espèce de déplacement, de transposition de quelque chose. C’est sans doute pourquoi ce « d’après » nous paraissait assez bien traduire cette situation générationelle qui est la nôtre : on est d’après.

Le fait d’appartenir à la génération suivante vous fait aussi vous interroger sur la réception de l’œuvre de Foucault, immédiatement après sa disparition en 1984. Que s’est-il passé, selon vous, après cette date de ce point de vue ?

P. A. : Il s’agissait d’abord pour nous de lire –ensemble- Foucault. Tout simplement, parce qu’à la différence des Etats-Unis, où il y a eu de grands lecteurs de Foucault, qui eux-mêmes ont été lu et fait que beaucoup de gens outre-Atlantique se sont mis à travailler Foucault, nous n’avons pas connu en France ce même phénomène. Pour nous, lire voulait donc dire aussi rassembler, et faire un travail particulier de mise en série des textes. Car notre lecture de Foucault a été véritablement différente de celle de ceux qui l’ont lu à l’époque : nous l’avons en effet lu dans le désordre, dans un ordre qui fut celui de nos parcours. Cela a été une expérience assez unique. Depuis, les choses ont changé également puisque Foucault est maintenant enseigné à l’université. La situation n’est donc pas non plus la même. Pour notre part, nous avons vécu ce moment intermédiaire, de flottement, assez angoissant par ailleurs, où l’on pouvait véritablement se demander si sa pensée allait disparaître. N’oublions pas la période 1985-1995, où Foucault fut l’objet d’attaques d’une extrême violence…

M. P-B : L’histoire de la réception de Foucault juste après sa mort est vraiment intéressante de ce point de vue. En ce qui concerne la philosophie, un texte va très vite fixer les choses, et pour assez longtemps, le Foucault de Gilles Deleuze [^4]. Foucault se retrouve alors avec un exégète de la même génération que lui, qui va dresser un véritable « tombeau » au sens littéraire du terme -c’est le mot même de Deleuze- avec ce que cela peut avoir de tétanisant. En France, la situation va ainsi être fixée pour assez longtemps, à la différence des lectures américaines, avec une part de décalage, comme celles de Judith Butler ou David Halperin. Une nouvelle lecture n’a finalement été possible que depuis une date assez récente : je pense là aux travaux de Judith Revel ou de Frédéric Gros… Dans le même temps, à côté de ce côté figé, il s’est toutefois passé ici quelque chose d’assez réjouissant : la publication des Cours Collège de France [^5]. On s’est alors mis à avoir, non pas des œuvres complètes mais des œuvres incomplètes, dans un désordre total qui empêche toute lecture systématique, exhaustive… Aussi, l’une des questions que nous nous sommes posés pour ce livre consistait à la fois à se demander comment reprendre la main sur la lecture pour produire une lecture contemporaine, différente de celle de Deleuze ou des premiers lecteurs, et, en même temps, comment maintenir cette œuvre ouverte, au moment où l’académisme risque fort de la refermer, où les choses risquent de se boucler, puisqu’on pourra bientôt lire les Cours dans l’ordre…

Vous refusez, dans le livre, d’envisager Foucault comme un véritable maître-à-penser ? Comment définiriez-vous votre rapport à Foucault ?

M. P-B. : Lors de la dernière séance de son séminaire au Collège international de philosophie, Pierre Zaoui a rappelé cette belle phrase de Deleuze : « les maîtres sont précieux parce qu’il nous repose des professeurs » ! Cela signifie en effet que la distance du maître à son disciple est tellement impossible à combler qu’elle interrompt le jeu de la filiation, de la transmission de connaissances, tout en laissant jouer certains affects comme l’admiration ou la compréhension. C’est-à-dire des choses qui, en un certain sens, nous libèrent. De ce point de vue, la génération des penseurs de 1968 est très ambiguë. Ils répètent en effet à l’envi que, d’un côté, ils refusent les maîtres –tout en disant avoir eu de très bons maîtres (Sartre, Merleau-Ponty, etc…)- et, de l’autre, qu’ils ne sauraient être eux-mêmes des maîtres. Aussi, pendant très longtemps, cette ambiguité-là a été prise en mauvaise part, le cas paradigmatique étant la position de Luc Ferry et Alain Renaut (dans La pensée 68) qui consistait à dire : « ces gens-là sont des hypocrites, ils disent qu’ils ne veulent pas être des maîtres, mais ce sont en fait des gourous ! Revenons donc aux vieux maîtres, et d’abord à Kant ! » A l’opposé, l’une des lignes de force de notre livre est, au contraire, de prendre cette ambiguité en bonne part, pour s’interroger plutôt : que nous laisse un penseur comme Foucault qui tout au long de son œuvre n’a cessé de défaire, de rogner les positions d’autorité, mais en ayant eu, en même temps, un grand nombre de gestes, d’attitudes exemplaires ? Plus généralement, la question du maître-à-penser réside donc, selon moi, entre l’exigence d’une critique forte des positions de maîtrise –critique dont nous continuons aujourd’hui d’avoir plus que jamais besoin, face à ceux, comme Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut, qui ont hérité de cette position de maîtrise mais semblent de véritables répliques bouffonnes des penseurs des années 1970, quelque part entre le singe et le bouffon de Zarathoustra !- et la nécessité, néanmoins, des maîtres qui demeure… Cette interrogation n’est d’ailleurs pas indifférente aujourd’hui pour quelqu’un qui, comme moi, enseigne et écrit : elle pose en effet à son tour la question du passage, de la transmission. Quelle attitude adopter ? Comment contribuer à la liberté des autres ? Car, quand on est enseignant, on est d’une certaine façon en charge de la liberté des autres. La question mérite d’être posée.

[^2]: Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, PUF, « Quadrige », 2004, 320 p., 14 euros.

[^3]: cf., notamment, Le Groupe d’information sur les prisons. Archives d’une lutte (1970-1972), édité et présenté par Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel, postface de Daniel Defert, Éd. de l’Imec, 2003.

[^4]: Editions de Minuit (1986), réédité en poche en 2004, à l’occasion des vingt ans de la disparition de Michel Foucault, coll. « Reprise », 144 p., 8 euros

[^5]: Six volumes de ces Cours ont paru en co-éditions Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes études ». Le septième, Le gouvernement de soi et des autres, dispensé durant l’année 1983, paraît le 17 janvier prochain (480 p., 27 euros). En outre, les éditions Vrin publieront en février la thèse « complémentaire » de Foucault, Introduction à l’Anthropologie de Kant (suivi de la traduction par le philosophe lui-même de cet ouvrage de Kant)

Idées
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