La femme du martyr

Trente ans après la mort du leader Miguel Enriquez, Carmen Castillo,
qui fut sa compagne, retrace le mouvement de résistance à Pinochet. Entre portrait et autoportrait, elle s’interroge sur le sens de l’engagement.

Ingrid Merckx  • 6 décembre 2007 abonné·es

Tout part de la rue. La révolte, la répression, la mort, les retrouvailles, les questions… le film. Tout part de cette Calle Santa Fe où, le 5 octobre 1974, son compagnon, Miguel Enriquez, leader du mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne (MIR), est mort, tué par la milice de Pinochet. Cette rue où elle est restée étendue, perdant du sang et l’enfant qui allait naître. Cette rue où ils avaient vécu heureux, le médecin et l’historienne, mariés dans la résistance. Cette rue où sa vie s’est brisée. Rue de la douleur. Route de la mémoire. Trente ans après, Carmen Castillo retourne sur les lieux du crime pour se réapproprier ce dont elle a été privée. Son histoire et celle du mouvement, capturées par la dictature. Mêlant la démarche personnelle et l’acte politique pour poser à ceux qu’elle rencontre cette question qui la taraude : cela en valait-il la peine ?

Des centaines de personnes ont disparu sous Pinochet. Leurs familles les ont cherchées des années. Comme ces femmes que la cinéaste retrouve lors d’une veillée de commémoration. Comme ces compagnons de lutte qu’elle rencontre dans les locaux où ils poursuivent l’action. Et tous de raconter : l’exaltation, la répression, la clandestinité, l’exil, la politique du retour, leur engagement depuis la dissolution du MIR… On pourrait croire les mots difficiles, le silence installé. Mais la parole que Carmen Castillo recueille est étonnamment affranchie, pondérée et précieuse. C’est comme si le discours contre la dictature, le ressenti de chacun, le fait même de parler de ce qui s’est passé faisaient partie du combat quotidien. C’est ce qui frappe d’abord dans ce film : l’accueil réservé à Carmen Castillo. La femme du martyr. Mondialement connue. Qui a vécu à l’étranger et revient dans le quartier du drame pour demander à ceux qui y habitent encore : de quoi vous souvenez-vous ? Comment nous regardiez-vous alors ? Comment avez-vous vécu depuis ? Les jeunes d’à côté. L’épicière. Et ce voisin qui a appelé l’ambulance qui l’a sauvée. Avec ce dernier, elle s’assied sur le bord du trottoir. Ils se prennent la main, mesurent les années. Il y a, dans leur échange de regards, une pleine re-connaissance, un jeu de miroir que le film répète. Son autoportrait, le portrait du MIR, le portrait du peuple chilien.

« Longtemps je n’ai vu au Chili que des tortionnaires, des fascistes, des résignés. » Il a fallu deux voyages à la cinéaste, en 1980 et en 2005, pour renouer avec son peuple. Et rendre hommage aux Justes. Calle Santa Fe ou l’axe de la réconciliation. Mais dès lors, que faire de ce lieu ? Carmen Castillo voudrait racheter sa maison pour le MIR. « La mémoire des anciens nous pèse », lui objecte un jeune militant. Perplexité : comment se souvenir ? Est-ce la mémoire collective ou la sienne qu’elle cherche à préserver ? Association, dissociation.

Introspection. Carmen Castillo commence le travail de mémoire par elle-même. Osant porter sur elle une caméra ni fuyante ni insistante, et sur les autres un regard à la fois franc et pudique. Le texte très écrit qu’elle dit en voix off tranche avec la sobriété d’ensemble mais joue un rôle important dans la construction du récit. Carmen Castillo glisse de son expérience à celle du pays : comment se remet-on de la répression ? De séquences en sauts dans le temps, de témoignages en fragments d’archives, aidé par un montage nerveux et intelligent, Calle Santa Fe prend l’allure d’une épopée sur la reconstruction. De fait, presque tous les témoignages sont exemplaires. Et tous les témoins un peu partisans. Si le manque de contre-champ se fait sentir, la critique n’est pas absente : elle se mesure de l’intérieur. Dans cette manière d’interroger : l’impossibilité de vivre une vie normale ­ Carmen Castillo évoque le « trou noir d’une vie sans engagement » ­, la politique du retour au cours de laquelle les militants ont « abandonné » l’éducation de leurs enfants, ou la tentation morbide des révolutionnaires. Mais la critique est surtout palpable dans le croisement des regards entre générations. Celle des enfants des militants, qui leur reprochent leur absence ou tentent d’honorer l’héritage. Celle des parents surtout : Carmen Castillo filme des débats en famille, avec son père, notamment, et montre sa mère lui écrivant qu’elle comprend mais qu’il faut savoir « tourner la page ». Elle montre aussi cette mère qui a perdu ses jeunes fils, tombés pour le MIR, qui raconte avoir eu le sentiment d’être morte avec eux mais avoir continué à vivre et à lutter parce que, souffle-t-elle : « Mes enfants m’ont beaucoup appris. »

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