Nouvelle brève de comptoir…

Denis Sieffert  • 6 décembre 2007 abonné·es

Au début, le slogan avait à nos oreilles la rusticité d’une brève de comptoir échappée entre deux hoquets de Kronenbourg. « Travailler plus pour gagner plus » : on n’interroge pas une telle évidence ; on la répète… jusqu’à plus soif. Et on se dit qu’il n’y a pas de mal à ça. Après tout, dans une société fondée sur le salariat et dans laquelle « tout travail mérite salaire », il n’est pas anormal qu’en travaillant plus, on gagne plus. Mais, depuis jeudi 29 novembre, et la longue prestation télévisée de Nicolas Sarkozy, les plus naïfs doivent envisager le problème sous un autre aspect : « Pour gagner plus, il faut impérativement travailler plus. » Il n’y a même aucune autre solution. D’un trait, le président de la République a biffé de notre histoire sociale ce qu’on appelait jusqu’ici « l’augmentation de salaire ». Et il a remis en cause une autre notion, vieille comme le mouvement ouvrier : la limitation du temps de travail. S’il a vraiment besoin d’argent, le salarié pourra toujours racheter ses réductions de temps de travail. Il pourra même travailler le dimanche. Mieux : comme ces choses-là se négocieront dans l’entreprise, ce qui se présente aujourd’hui comme une « possibilité » aura tôt fait de devenir une obligation. Et notre brève de comptoir prend un sens nettement plus inquiétant. Derrière l’apparente trivialité du slogan, c’est tout le droit du travail qui se défait comme un écheveau. Oh, bien entendu, on n’en reviendra pas pour autant au travail de nuit ni aux soixante heures. Notre société possède encore quelques résistances.

Mais ce sont des barrières idéologiques et morales qui tombent dans la quasi-indifférence, abandonnant le salarié à un rapport de force on ne peut plus défavorable. Et puis Nicolas Sarkozy a eu une autre idée. Il nous a dit : « Si vous voulez gagner plus, vous n’avez qu’à taper dans vos économies ; et je vais vous y aider. » Et c’est le fameux déblocage des fonds de participation. C’est « travaillez plus, économisez moins ». Les salariés sont invités à consommer immédiatement une épargne qui était en principe bloquée cinq ans. Toutes ces mesures ont en commun d’attaquer le salarié, économiquement et jusque dans sa vie sociale. Pas l’ombre d’une autre répartition des richesses. Mais cela, il ne faut évidemment pas l’attendre de Nicolas Sarkozy. C’est normalement le boulot de la gauche. Et, justement, au lendemain de l’intervention du président de la République, il était intéressant d’entendre les principaux dirigeants du parti socialiste. Quelques bons mots : « Le père Noël n’avait rien dans sa hotte » , a notamment ironisé François Hollande. Et c’est à peu près tout. Par malheur, ce 30 novembre coïncidait avec le lancement médiatique du livre de Ségolène Royal, qui aurait pu s’appeler « Ma plus belle histoire d’amour, c’est moi… » À force de puiser son inspiration chez Bernard-Henri Lévy beaucoup plus que chez Barbara, l’ex-candidate a été contaminée par un incurable égotisme. Pas un mot de défense des 35 heures, ni le moindre argument de gauche sur la valeur-travail !

Mais la France des salariés, celle des exclus, des smicards, des chômeurs pourra toujours admirer Ségolène prenant la pose à la une des journaux, et compatir à ses douloureux états d’âme. Pendant ce temps-là, Sarkozy fait de la politique pour deux. Certes, le recul idéologique sur la question du temps de travail remonte à plus loin. Lorsque avec la loi dite Aubry 2, en juillet 2000, les socialistes ont renoncé de fait à corréler RTT et emploi. C’est ainsi que, dans les hôpitaux, les 35 heures, sans embauches, ont tourné au désastre, offrant au néolibéralisme une réserve inépuisable de justifications. Il ne restait plus à M. Guaino qu’à trouver la géniale brève de comptoir. C’est sur ce renoncement, et non sur le principe même des 35 heures, qu’il faudrait aujourd’hui faire porter l’autocritique. Mais on sait que ces digues ont cédé au cours de la campagne présidentielle. Si bien qu’on a le sentiment que le PS n’a plus rien à dire ni plus rien à défendre et que chacun (ou chacune) vit son aventure comme si la politique ­ là où pourtant se décide le sort de millions de gens ­ était un théâtre de boulevard. Nicolas Sarkozy peut bien proférer les pires monstruosités pour justifier l’abandon des banlieues, et soutenir intellectuellement que les violences n’ont aucune cause sociale ; il a beau reprendre la formule empruntée à Finkielkraut (chacun son maître à penser) ­ « Expliquer l’inexplicable, c’est excuser l’inexcusable » ­, on attend toujours, en face, le discours structuré qui expliquera qu’entre la cause sociale et l’essentialisme ethnique (l’ADN en quelque sorte) il n’y a pas de voie médiane…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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