Ces émissions à part

Si le paysage audiovisuel se délite au fil des années, il reste tout de même
des lieux privilégiés pas encore rongés par l’environnement commercial.
Des espaces où s’agite un sens critique. Galerie de portraits enrichissants à lire dans notre rubrique Médias .

Jean-Claude Renard  • 4 janvier 2008 abonné·es
Ces émissions  à part
© Le Dessous des cartes, Arte, chaque samedi, à 20 h. Mondes polaires, DVD Arte vidéo (2 h 10), 20 euros.

C’est une affaire entendue. Les lieux de création, de récréation, de réflexion, d’information sont devenus rares sur le petit écran – de plus en plus petit. Un peloton groupé, peu d’échappées. Idem sur les ondes. Les dernières campagnes électorales ou les luttes sociales de novembre ont démontré combien les médias, versés dans la bienveillance, manquaient de pugnacité, d’esprit critique. Il n’empêche : à regarder de près, écouter de plus près, il y a des espaces d’expression libre, aux tonalités différentes, qui enseignent, renseignent, cultivent, informent, nourrissent les débats. Les cases documentaires « Infrarouge » du jeudi soir sur France 2, « Passé sous silence » le vendredi sur France 3, « Grand Format » et « La vie en face » sur Arte, « Ripostes » de Serge Moati sur France 5, « Terre à terre » de Ruth Stégassy sur France Culture, ou encore les « Guignols »… Des titres, des genres qui s’extirpent des lieux communs. Dans une liste rapidement exhaustive. Et du « Zapping » au « Dessous des cartes », de « Bienvenue au Groland » à « Des mots de minuit », il reste encore des niches qui ne manquent pas de sens critique, un tout qui formerait un kaléidoscope de résistances au nivellement du paysage médiatique.

Deux prénoms pour faire un nom : Paul-Émile Victor. Une contraction pour abréger : PEV. Paul-Émile Victor. Un nom qui claque. Une appellation. Un curriculum vitae long comme deux Larousse. Centrale à Lyon d’abord, licence de sciences, certificats de lettres, l’École nationale de la marine marchande ensuite. À Paris, il assiste aux cours d’ethnologie de Marcel Mauss. Le diplôme tombe dans l’escarcelle, celui de l’École navale de Marseille avec. Une idée gauguinesque en tête, la Polynésie. L’idée croise une autre route en 1934 : le commandant Charcot. Pas de tergiversations, une seule direction : le Groenland, à bord du Pourquoi pas ? Et une année sur la côte est du Groenland, chez les Esquimaux d’Ammassalik. Premières études ethnographiques de la communauté.

Illustration - Ces émissions  à part

En 1936, PEV remet le couvert et traverse le Groenland d’ouest en est. Huit cents kilomètres à pied et chiens de traîneaux. Soit une Iliade suivie d’une Odyssée. Apprentissage du dialecte, enregistrement des chants, dessins. Il enchaîne par deux séjours en Laponie. Après l’armistice de 1940, il s’engage dans l’US Air Force. Sa connaissance de l’Arctique est un triomphe d’autor : il entraîne les escadrilles de secours pour l’Alaska, le Canada et le Groenland. Le goût de savoir marqué à la culotte, il crée en 1947 les Expéditions polaires françaises (EPF). Neuf ans plus tard, il change de pôle, vire en Terre Adélie. Il anime, organise, insuffle, va, vient, vogue, accoste, graphiques, cartes et boussole en poche. Il se fait héraut des calottes polaires, enfile les titres comme les missions. Chef de l’Expédition glaciologique internationale au Groenland, président du Scientific Committee on Antarctic Research, délégué général de la Fondation pour la sauvegarde de la nature. En 1976 sonne la retraite, pas les rêves ni l’optimisme hardi. Poursuivi par les chimères, enfourchant d’autres lubies sous le torrent des idées, vibrant pour une température enfin allègre, il s’installe sur un îlot de Bora Bora en Polynésie, pour y peindre et dessiner les vingt dernières années de sa vie.

Deux prénoms pour faire un nom : Jean-Christophe Victor. Fils de. Il naît en 1947. Quand son père vient juste de fonder les Expéditions polaires françaises. Avec lui, il vire deux fois en Arctique et en Antarctique. Les Inuits comme frères de lait. Ça crée des vocations. Une formation universitaire en langues orientales, un doctorat en anthropologie et un poste au ministère des Affaires étrangères, au Centre d’analyse et de prévision. Avec quelques associés, en 1990, il fonde le Laboratoire d’études politiques et d’analyses cartographiques (Lépac). Un réservoir de pensées tourné vers la recherche appliquée (science politique, géographie, économie, environnement). Organisme privé, le Lépac répond à des demandes contractuelles (publiques et privées), assure des formations en géopolitique. Dimension pédagogique dans la musette. Une dimension visible sur le petit écran : le Lépac est aussi le laboratoire intime du magazine « Le Dessous des cartes », inauguré en 1990 sur la Sept, repris sur Arte en 1992. Voilà dix-sept années de présence. En termes de télévision, une éternité.

Le magazine s’articule autour de la géopolitique, fort de principes : faire entendre le poids de la géographie puisque tout événement est influencé par le lieu où il se déroule. Rappeler le rôle de l’histoire dans l’événement. Prendre du recul : ce qui est immédiat n’est pas forcément important. « Faire comprendre plutôt que faire savoir , explique Jean-Christophe Victor, montrer aux gens qu’ils sont plus intelligents qu’ils ne le pensent. » Et, enfin, user des cartes comme unique illustration. Chaque numéro court sur à peine dix minutes. De l’efficacité montée sur un grand braquet, qui ressemblerait à l’œuvre complète d’Auguste Comte ramenée au strict format d’une prière positive, en vingt-deux versets acrostiches. Où la chicane n’existe plus.
Non sans travail dans cet « exercice démocratique ». Chaque sujet est déterminé plusieurs mois avant sa diffusion, choisi suivant une logique géographique et thématique, les tendances de fond et non pas l’actualité. Le sujet s’étoffe au fil des lectures, des voyages et des entretiens. Reste à conduire le récit par les cartes, un récit seulement définitif après cinq ou six versions. Et toute la planète y passe. Pêle-mêle se sont succédé le Japon et le séisme de Kobé ; la construction de l’Europe ; le Soudan, entre pétrole et Darfour ; la mondialisation des épidémies ; migrations : les fausses menaces ; le continent africain ; les mines d’or chez les Papous. Jean-Christophe Victor déploie un phrasé précis. Sujet, verbe, complément. Sa marotte : la pédagogie. Son credo : la démonstration.

Des lignes qui tracent, des étirements de colonnes, un alignement de chiffres. Millions par ci, mètres cube par là. JCV navigue dans les graphiques, glisse le discours dans les échelles, se faufile dans les croquis, globe-trotte dans les schémas, enquille les papiers millimétrés, les courbes. Il fait parler les cartes, dans un va-et-vient permanent entre l’écriture et la cartographie, le globe en guise de cristal rond. Encastré dans un plan américain à l’écran, un sismographe des temps modernes. Qui, au regard de la planète, prend alors un caractère de médecin légiste. Il pointe les urgences sur le tableau, dénombre les risques, constate les dégâts, additionne l’implacable. Sans tomber dans l’agonie du pessimisme. Surtout, JCV revient sur les idées reçues. Sur l’immigration, il tient à « ne pas placer le risque là où il ne se trouve pas » , et dénonce les termes de « menace migratoire » . Sur l’Afrique, à rebours d’une vision étriquée, il bouscule les clichés établis sur le continent : « L’homme blanc ne voit que ce qu’il sait. L’Afrique doit être pauvre, en guerre, affamée, noire, exotique. Toutes ces représentations sont encore véhiculées par nos catalogues touristiques. » Dans cette encyclopédie du petit écran, les chapitres sur l’environnement ont pignon sur rue, depuis belle lurette.

La preuve par l’exemple : les numéros articulés autour des mondes polaires, réalisés entre 2001 et 2007, aujourd’hui réunis en un coffret DVD, sont à voir comme le concentré du magazine. JCV croise les données, pénètre dans l’entrelacs des questions de souveraineté, de climat, de transport, de pollution. Il souligne la disparition des espèces végétales et animales, une glace en déroute, déplore la déforestation, les déchets de nickel entassés, les aléas au vent mauvais de la mondialisation, observe combien l’entrée des Inuits dans la modernité a pour corollaire l’affaiblissement d’un peuple, sa perte d’identité et de culture. Une supplique alors : « Réagir. Parce que nous ne sommes ni maîtres, ni seuls, ni éternels. »

À regarder de près, toute la série de ces mondes aux confins du diable vauvert, arctique et antarctique, se déploierait sous une égide paternelle. Paul-Émile Victor en est le dédicataire non sans hasard. Pour dire vrai, l’influence dépasse les cadres polaires, se diffuse « dans une espèce de culture générale » , confie Jean-Christophe Victor, « habitué très tôt à considérer le monde comme passionnant » . Qui se souvient aussi d’un leitmotiv dans son éducation : « Bien sûr que tu peux ! » De quoi donner confiance en soi. De PEV à JCV, un arc tendu, et sur la corde, un plein respect de l’environnement, l’ouverture au monde et à l’autre.

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