Commission Attali : Le rapport Attila

Denis Sieffert  • 24 janvier 2008 abonné·es

Le talent littéraire en moins, il y a du George Orwell dans ce rapport-là. Une sorte de sociale-fiction qui sème l’effroi. Avec cette différence que l’auteur souhaite ce que 1984 voulait conjurer. Après lecture des conclusions de la commission Attali, il n’est pas interdit d’imaginer une société qui ferait travailler les vieux jusqu’à leur dernier souffle, des rues envahies de pousse-pousse (ou de touc-touc, comme on dit en Asie), et des aires de stationnement accueillant des milliers de mobil-homes pour travailleurs allant de ville en ville quérir un petit boulot. Et partout, des vendeurs à la sauvette qui feraient la fierté de nos statistiques de chômage grâce à eux redescendues sous la barre des 5 %. Sans oublier des gamins qui apprendraient à boursicoter dès le primaire. On exagère ? Oui, bien sûr. Ni l’abolition de l’âge de la retraite, ni la déréglementation du métier de chauffeur de taxi, ni la mobilité, ni l’enseignement de l’économie aux premiers âges de la vie -autant de mesures préconisées par nos auteurs futuristes- n’aboutiront complètement à cette tiers-mondisation de nos régions. Dans la vie, il y a toujours des anticorps ou des grains de sable. Mais disons que les personnages sont en place, et le décor dressé pour cette société du « plein emploi » selon Attali. Ou, pour le dire autrement, cette société de la précarité absolue. Pour ses 20 ans, Politis aurait-il eu besoin de se trouver de bonnes raisons d’exister vingt nouvelles années encore, que Jacques Attali les lui aurait fournies…

Si les quelque trois cents propositions que contient ce document, remis mercredi à Nicolas Sarkozy, venaient à être mises en oeuvre, que resterait-il du droit du travail, de la protection sociale ou des services publics ? La réponse ne fait guère de doute : rien. Un champ de ruines. Ce n’est plus Attali, c’est Attila. Saisis d’une véritable hystérie libérale, les auteurs nous plongent dans un univers de privatisations sans fin, de déréglementation tous azimuts et de concurrence absolue. On se pince quand ils donnent en exemple la réforme du système de santé du Royaume-Uni. On frémit quand on nous suggère de rattraper tout ce temps perdu à force de réductions du temps de travail… depuis 1936. Les mauvais hasards du calendrier font que cette apologie de l’ultralibéralisme tombe en plein krach boursier. C’est-à-dire au coeur d’une réalité qui dément le dogme libéral. Qu’importe ! Il faut faire de la France le « pays du low cost » . Après « la patrie des droits de l’homme », fière devise ! Car c’est à cette condition, nous dit-on ­ le « low cost » , le « vil prix » ­, que nous pourrons « libérer la croissance » , objectif affiché de cet aréopage d’inspiration très patronale. Avec ce point de départ, on ne pouvait guère espérer mieux. Mais, dans leur argumentaire, les auteurs ajoutent une pointe de cynisme à laquelle ils n’étaient pas tenus. Il paraît que la société déréglementée dont ils rêvent profitera aux pauvres, aux exclus et aux classes moyennes, et en vérité à tout le monde en même temps. Car, si « la croissance économique n’entraîne pas nécessairement la justice sociale, […] elle lui est nécessaire » . Évidemment, rien n’est plus faux.

La politique se résume à l’opposition de deux conceptions. L’une préconise un autre partage des richesses. La distribution plus équitable des ressources que produit une société. Et cette redistribution est toujours possible à croissance constante. C’est un acte politique. L’autre nous raconte éternellement que si l’on accepte (provisoirement) de travailler plus et de gagner moins, de renoncer (provisoirement) aux conforts désuets de la protection sociale et de la retraite, que si l’on s’accommode de la suppression des services publics, la croissance finira par être au rendez-vous. Il sera alors temps que les pauvres réclament leur dû. C’est ce que nous dit banalement la commission Attali. Depuis Boisguillebert et les physiocrates, il n’y a rien de très nouveau dans ce credo libéral. Ce qui étonne ici, c’est le ton, cet incroyable affranchissement de toute considération politique. L’ultralibéral, aujourd’hui, est en pays conquis. La fatuité bien connue du président de la commission n’est sans doute pas étrangère non plus à ce style va-t-en-guerre sociale. Elle conduit l’ex-prophète du mitterrandisme à dicter sans précautions ses conditions au président de la République : « L’essentiel de ces réformes devra donc être engagé […] entre avril 2008 et juin 2009. Elles devront ensuite être poursuivies avec ténacité, pendant plusieurs mandats, quelles que soient les majorités. » Et gare ! « Il ne faut pas que le bras tremble ! » , menace-t-il. Mégalomanie contre mégalomanie, il n’est pas sûr que ce commandement enchante Nicolas Sarkozy. Au passage, la voie des socialistes est tracée. Ce « quelles que soient les majorités » sonne comme le glas de la politique. Quel que soit le vote des Français. Et quelle que soit d’ailleurs leur opinion…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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