La grande évasion

La Halle Saint-Pierre propose à travers une centaine d’œuvres, d’Ernst à Chagall, une extraordinaire évocation de Varian Fry, agent secret qui organisa la fuite d’artistes et d’intellectuels entre 1940 et 1941.

Jean-Claude Renard  • 4 janvier 2008 abonné·es

Varian Fry n’a pas été rattrapé par l’histoire. Il l’a prise au collet. Quand il débarque à Marseille, en août 1940, Fry (1907-1967) est à peine âgé de 33 ans. Il est diplômé de Harvard, fricotant avec de petites revues politiques. Mais il n’arrive pas dans la cité phocéenne par hasard. Marseille est devenue un carrefour d’exilés, d’antifascistes, d’anciens des Brigades internationales, juifs ou pas, et l’un des rares points de passage entre la France de Vichy et le monde libre. Fry est alors mandaté par l’Emergency Rescue Committee, fraîchement créé pour sauver des personnalités artistiques, intellectuelles, scientifiques. Le tout-venant de l’intelligence. La mission est claire.

Fry a une liste où s’alignent deux cents noms, pas plus, et un mois devant lui pour s’acquitter de sa tâche. Seulement voilà : la situation sur place présente une autre réalité. Une fourmilière de parias, reclus, réfugiés, un univers où se dresse une véritable bibliothèque de Babel, où se bousculent, se croisent, cohabitent Jean Arp, Victor Brauner, Marc Chagall, Marcel Duchamp, Max Ernst, André Masson, Hannah Arendt, André Breton, Frédéric Delanglade, Jean Malaquais, ou encore Wilfredo Lam, Victor Serge, Benjamin Péret, Ferdinand Springer et Alma Malher…

Pas le temps de patachonner sur les calanques. Varian Fry se mue en chef d’orchestre des voyages d’évasion. Non pas en quatre semaines, initialement prévues, mais au cours d’une année, jusqu’en septembre 1941, pour étendre sa protection et son aide à plus de quatre mille personnes, et favoriser l’évasion de la moitié d’entre elles. Fry n’a pourtant rien du tempérament d’agent secret. Simple bougre tiré à quatre épingles, voire plus, attiré par le latin, le grec et les oiseaux. Importe peu. Il trompe la bureaucratie, invente des chemins d’émigration passant par les Pyrénées. Non sans irriter ses mandataires, avant d’être expulsé par le gouvernement de Vichy. Trop, c’est trop.

À son retour aux États-Unis, dans une atmosphère peu propice à l’interventionnisme, Fry est retombé dans l’anonymat d’un citoyen ordinaire. Longtemps, avant d’être, à titre posthume, reconnu comme « Juste parmi les Nations » au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem en 1995. Outre un volet historique, entre correspondances et photographies, qui rend compte du travail et de l’engagement de Varian Fry, la Halle Saint-Pierre, remarquable lieu culturel, animé par différentes expositions et une librairie, expose plus d’une centaine d’œuvres réalisées par ces artistes, extirpées des collections privées, notamment des familles d’artistes, quasiment jamais vues, précisément exécutées pendant cette période, dans l’attente de leur exil.

Certains artistes sont restés à Marseille quelques semaines, d’autres plusieurs mois. Ils n’ont pas cessé de s’exprimer ( « Bons qu’à ça » , aurait soufflé Beckett), comme s’il s’agissait de résister, sous une manière (et une lumière) différente, trempée de symbolique. Sous la houlette de Breton, secondé par Brauner, Ernst, Lam, Dominguez et quelques autres, le Jeu de Marseille se met en place, articulé autour de cartes illustrées de personnages à la gouache ou l’aquarelle puisés dans Baudelaire, Lautréamont, Freud ou Pancho Villa. Un jeu teinté d’espérance, tandis qu’ailleurs s’agitent des œuvres plus sombres. Chez Masson, à l’encre noire, la Partie de campagne s’étire dans le rachitisme, les corps exsangues, et la Variation sur le crâne d’une tortue gave le papier américain de traits saturés. Roberto Matta songe aux Suicidés dans un ballet récalcitrant de spectres. Alberto Magnelli impose sur le papier la masse sombre d’une géométrie débridée. Le long d’un paysage énigmatique, Max Ernst et Leonora Carrington cornaquent une rencontre esthétisée, tirée de l’outre-tombe, tristes sires au-dessus du Styx.

Dans une Composition surréaliste où transpire la déchirure, Frédéric Delanglade mêle tauromachie, quartier de barbaque, lame et persiennes, Arp trace des lignes qui s’asphyxient dans l’impasse du cadre, Jacques Lipchitz brosse violemment un Persée combattant le taureau, tandis que Chagall imprime aux pigments rutilants une Obsession où le Christ est renversé. Il faut bien aussi que la toile passe à tabac. Sortie de la gravité, la guerre porte aux ovaires, forcément. Croupes saillantes et cambrures exquises, triques aisées. Et Masson de marquer Pasiphaé d’une pointe de diamant en guise de dard, d’esquisser ailleurs des courbes mutines. Matta avance un chibre au clair quand la Maison de feu et de l’eau chez Brauner se veut une danse macabre et turgescente. Le même artiste défouraille pépère la première venue dans cette villa Air Bel, prodigieux phalanstère en banlieue marseillaise, où s’entasse la meute artistique, où l’on attend les visas pour décaniller.

C’est là toute une effervescence artistique qui palpite, s’enfle, s’excite dans la gravité du contexte. Des œuvres aujourd’hui (et hier) intimement liées à l’action de Varian Fry, figure humaine gouvernée par la gratuité. Il analysera après-guerre l’efficacité de son travail : « Il faut une bonne dose de cynisme et d’ironie pour s’occuper professionnellement des misères humaines. » Du cynisme de bon goût chez quelqu’un qui juste refusait de s’accommoder.

Culture
Temps de lecture : 5 minutes