Le monde en 2008

Denis Sieffert  • 4 janvier 2008 abonné·es

Ce sont des lignes qu’il faut écrire sans relire celles que l’on a écrites dans les mêmes circonstances de calendrier un an auparavant. Les vœux sont toujours pieux et répétitifs, ce qui ne les empêche pas d’être sincères. Ils sont avant tout un témoignage d’amitié. Ce sont ces vœux-là, de bonheur personnel, que je vous adresse à vous tous, lectrices et lecteurs, au nom de notre équipe. Autant que cela est possible dans un monde rude et injuste. Car pour le reste, nous laisserons de côté, incrédules que nous sommes, les souhaits de mieux-être planétaire, et les prophéties de justice mondialisée. Un événement de la toute fin de l’année dernière a d’ailleurs donné le ton de l’année qui s’annonce : l’assassinat au Pakistan d’une femme qui semblait symboliser la sérénité et une sorte de force tranquille au milieu de l’un des pays les plus chaotiques du monde. En dehors de toute considération politique, Benazir Bhutto avait réussi à devenir ce que peu de grands personnages deviennent : une silhouette. Cette façon altière de porter un voile vaporeux sur sa chevelure brune symbolisait comme en rêve le compromis entre la tradition et la modernité. Sa mort nous a ému et choqué, bien sûr. Mais – et c’est ici que nous allons nous distancier peut-être de beaucoup de nos confrères – cette beauté blanche et aristocratique, cette élégance raffinée, cet anglais oxfordien avaient comme quelque chose d’irréel dans ce pays de bruit et de fureur.

Évidemment, entre le dictateur Pervez Musharraf et les groupes jihadistes, Benazir Bhutto représentait un moindre mal pour son pays. Même issue de la plus haute bourgeoisie, même soupçonnée de corruption et épouse d’un mari corrompu, elle incarnait la démocratie contre toutes les formes de violences et de terreurs. Il nous plaisait de voir le Pakistan sous ses traits. Hélas, Benazir Bhutto n’était pas le Pakistan. Elle en représentait les classes supérieures occidentalisées. Celles qui, politiquement, sont aussi les mieux organisées et les plus riches pour faire entendre leur discours – ce qui explique la relative stabilité de son parti, le Parti populaire pakistanais, et son audience débordant sa seule base sociale. Mais le Pakistan, c’est autre chose. C’est un pays dont les trois quarts de la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de deux dollars par jour. Un pays qui compte plus de 50 % d’illettrés. Illettrisme, deux dollars par jour… Cela nous éloigne de Benazir Bhutto. C’est aussi un pays fondé par contrecoup du colonialisme sur des bases religieuses. Il représente un cas d’école pour qui veut comprendre le succès des idéologies fondamentalistes,
et singulièrement musulmanes. Il est l’illustration même de l’imbrication du social et du religieux. Et la preuve que l’on ne peut combattre les mouvements jihadistes les plus violents si l’on prétend conserver le statu quo social. Ou alors on a tôt fait de se retrouver du côté de l’armée et de la dictature.

On peut même préférer le voisinage des talibans quand ceux-ci représentent le conservatisme contre des mouvements démocratiques de gauche. Quand on est guidé par l’impératif du maintien de l’ordre économique, on est amené à des renversements d’alliances qui peuvent paraître incongrus mais qui ont leur boussole. C’est ainsi que l’on comprend les revirements de la diplomatie américaine dans cette région du monde. Et que l’on comprend l’attitude ambiguë de l’armée et du général Musharraf, lui-même protégé des États-Unis et non moins allié de groupes islamistes en certaines circonstances. Que ce pays et ce régime, instables comme ils sont, possèdent la bombe atomique semble d’ailleurs ne pas émouvoir Washington, tout à la préparation de sa guerre contre l’Iran… Voilà pourquoi il est bien difficile de dire aujourd’hui qui a tué Benazir Bhutto. Elle, qui était vêtue de lin blanc mais n’était pas candide, se disait menacée en premier lieu par des membres des services secrets. Elle l’était tout autant par Musharraf, qui redoutait son succès aux prochaines élections législatives, et par la mouvance Al-Qaïda, qu’elle promettait de faire bombarder non loin de la frontière afghane. Voilà en tout cas un terrible échantillon des désordres du monde. Un concentré de l’état des lieux à l’aube de cette nouvelle année. On pourrait trouver tant d’autres exemples. Jusque dans les rues de nos villes. On pense aux SDF qui meurent en silence, parfois même place de la Concorde. On pense aussi aux immigrés sans papiers sur lesquels s’abat une répression sans précédent. Certains parmi eux fuient le Pakistan… Décidément, tout est lié. Le tableau n’est certes pas réjouissant, mais il rend plus que jamais indispensables des évolutions dans notre paysage politique. Politis entend y contribuer. Pour l’année de ses 20 ans. Mais de tout cela nous reparlerons.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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