Calais, de plus en plus loin de la terre promise

Cinq ans après la fermeture du centre de Sangatte par Nicolas Sarkozy, les candidats à l’exil sont toujours sur place. Ils dorment désormais dehors et subissent les contrôles incessants de la police. Reportage.

Guillemette Echalier  • 21 février 2008 abonné·es

L’air d’un ramoneur, Omar frotte sa figure et ses mains noircies. Son sweat-shirt blanc est maculé de taches de cambouis. Il est 10~heures du matin et ce jeune Afghan de 16~ans a tenté sa chance la nuit précédente. Accroché sous un camion, il a été repéré par la police à l’approche du port et s’est enfui. Déçu mais habitué, Omar rejoint son squat, au coeur de la zone industrielle des Dunes à Calais.

Un peu plus loin, dans la «~jungle~» , terme qu’utilisent les migrants pour parler des bois alentour, ses camarades d’infortune se réveillent à peine. Leur nuit aussi fut courte, passée à guetter le camion qui sera leur ticket pour l’Angleterre. Un bonnet bleu et blanc enfoncé sur la tête, Hassan, 19ans, sort de sa tente faite de bâches en plastique noir, de vieilles couvertures et de palettes de bois. Il la partage avec dix autres Afghans. Autour de lui, des épineux où s’accrochent des sacs en plastique fouettés par le vent et un tas d’ordures de deux mètres où s’accumulent boîtes de conserve rouillées, vieux vêtements déchirés et restes de nourriture.

Illustration - Calais, de plus en plus loin de la terre promise
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La longue file d’attente des sans-papiers venus chercher un repas auprès des associations. HUGUEN/AFP

Ce jeune homme aux yeux bleus est arrivé il y a cinq jours, après être passé par le centre de rétention administratif de Coquelles. Faute d’être reconductible à la frontière, il a été relâché avec une invitation à quitter le territoire sous cinq jours. Pliée dans son portefeuille, elle est l’unique papier qu’il possède avec un carnet rempli de numéros de téléphone. Il a mis sept ans pour aller de Jalalabad à Calais. Un périple qui lui a coûté 18~000 dollars. Parti à 12~ans «~à cause des talibans~» , il raconte avoir traversé à pied les montagnes iraniennes. «~Puis je suis passé par le Kurdistan iranien pour atteindre la Turquie en payant des passeurs. J’ai travaillé pendant plusieurs années dans des ateliers textiles, à Ankara, Izmir puis Istanbul.~» Son anglais étant hésitant, il mime une partie de ses péripéties : il fait le geste avec ses doigts de celui qui coupe avec des ciseaux puis coud. Arrivé en Grèce, il passera deux ans et demi dans des exploitations agricoles à récolter des oranges pour une poignée d’euros. De quoi financer la fin de son trajet jusqu’à Calais… et peut-être l’Angleterre, où il rêve d’apprendre la langue.

Ce froid matin d’hiver, Hassan et ses nouveaux amis racontent qu’au lever du jour, douze policiers ont débarqué et emmené vingt réfugiés d’une cabane à côté, qu’ils ont détruite~: «~Nous, on dormait. On n’a pas bougé pour ne pas être pris.~» Ces descentes de police au petit matin ne sont pas rares, et parfois les affaires des migrants sont aspergées d’un gaz répulsif.

Ils sont une quarantaine d’Afghans à habiter dans ce massif d’ajoncs. Les migrants se regroupent par nationalités. La jungle est ainsi découpée en territoires surveillés où les règles sont dictées par les rabatteurs, les petites mains des vrais passeurs, qui, eux, tirent les ficelles de plus loin. Visage caché par une écharpe et bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, bien habillé, un rabatteur surgit et vient contrôler les propos d’Hassan et du groupe. Il est souvent difficile de ne pas avoir recours aux services de l’un d’eux pour grimper dans un camion. Le rabatteur ouvre les portes, indique si la voie est libre. La tentative coûte entre 500 et 1~000euros. Souvent, les sommes sont acheminées par les familles restées au pays par la Western Union, qui fonctionne à plein régime.

Vers la sortie de la jungle, d’un tuyau s’écoule une eau glacée. Sur une pierre, un savon et un tube de dentifrice que les réfugiés se partagent. De vieilles brosses à dents gisent dans la boue. «~Tous les matins, je me lave les mains et le visage même si l’eau est gelée. Puis je prie à côté~» , explique Mummad en montrant la qibla, la direction de LaMecque. Cet Afghan de Kaboul raconte qu’il a perdu un oeil dans l’explosion d’une bombe qui a tué son oncle et son grand-père. Sa famille s’est cotisée pour le faire opérer au Pakistan. Mummad, avec son nouvel oeil en plastique, a ensuite pris le chemin de l’Angleterre. Cet adolescent de 17~ans paraît bien plus âgé tant son visage est marqué.

Comme Hassan et Mummad, les migrants n’ont pas arrêté d’affluer du Pakistan, d’Iran, d’Afghanistan, d’Irak, et désormais d’Afrique, depuis la fermeture de Sangatte. En 2002, des associations se sont regroupées en un collectif, baptisé C’SUR (Collectif de soutien d’urgence aux réfugiés), et distribuent un repas à midi et le soir, et des vêtements tous les quinze jours. Cinq ans après, la solidarité locale est toujours là malgré, parfois, l’usure des bénévoles.

Ce dimanche, jour de tempête, c’est la Belle Étoile qui s’occupe du déjeuner. La distribution se déroule dans une cabane de chantier plantée sur un terrain vague, à deux pas de la gendarmerie et de l’hôtel de ville. Au menu~: soupe de poulet, une pomme, un morceau de pain et du thé. La nourriture provient de la banque alimentaire, de dons spontanés, d’Emmaüs, mais aussi des invendus des boulangeries de la ville et des fins de marchés.

Sous une pluie battante soulevée par des rafales de vent, les réfugiés font la queue. D’un côté, la file des migrants de l’Est~; de l’autre, celle des Africains. En essayant de gérer l’attente, Pierre Falk, un bénévole, soupire~: «~Voilà cinq ans que Sangatte a fermé et rien n’a changé. On fait quoi, on continue~? Et dans cinq ans, on sera toujours là~?~» Les migrants sont souvent abusés par les passeurs qui leur font miroiter un eldorado de l’autre côté de la Manche. Une fois arrivés à Calais, ils tentent pendant des mois de traverser. «~La pression de leur clan est énorme~: si tu ne vas pas en Angleterre, si tu n’envoies pas d’argent, tu déshonores ta famille~» , explique Pierre Falk.

Les réfugiés avalent rapidement leur repas, accroupis, la tête penchée sur leur barquette et les pieds dans la boue. Leurs habits sont trempés. Le lendemain, après le repas, quand le bus du Secours catholique arrive, il est pris d’assaut. En semaine, il emmène chaque après-midi une quarantaine de migrants dans ses locaux pour se laver. Avec quatre douches pour 350 ou 400 personnes depuis le début de l’hiver, autant dire que les places sont chères et les bénévoles souvent débordés.

À l’intérieur de la cabane de chantier, les femmes et les blessés peuvent déjeuner à l’abri. Adam, un Darfouri, mange sa soupe silencieusement. Ses mains, qui dépassent de son blouson, déformées par de graves brûlures, suffisent à raconter son histoire. Il est le seul de sa famille à avoir échappé à l’incendie de son village par des Janjawids~: «~Pour moi, c’est trop dur de passer. J’ai décidé de faire une demande d’asile.~» Depuis, il vit dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Mais sa démarche reste une exception.

Depuis deux ans, au gré des conflits et des tensions politiques, des migrants arrivant d’Afrique ont commencé à affluer dans le Calaisis. Inexistants à la fermeture de Sangatte, ils représentent actuellement la moitié des réfugiés. Originaires en grande majorité d’Érythrée, ils dorment sous les combles d’une ancienne usine de carrelage désaffectée. Le rez-de-chaussée est jonché de détritus, une forte odeur d’excréments prend à la gorge. En montant à l’étage, sur le plancher moisi, on découvre une centaine d’hommes alignés, enroulés dans des couvertures. L’avant-veille, des Calaisiens ont agressé plusieurs d’entre eux. Fait assez exceptionnel. Un Érythréen a perdu un oeil, un autre a été arrosé d’essence sans être brûlé. Mustafa, 24~ans, s’avance. Soigné à l’hôpital, il enlève son pansement et découvre sa plaie à la pommette, due à un coup de pied de chaise en fer.

Dans un bon anglais, Epheriam, 23~ans, raconte son parcours depuis Addis-Abeba, en Éthiopie. Cet étudiant en marketing est passé comme la plupart par la Libye: «J’ai traversé le désert en pick-up. Nous étions quarante. Puis nous avons été conduits sur la côte et remis à des passeurs libyens. Nous étions alors plus de soixante sur le bateau.~» Epheriam effectue sept pas pour donner une idée de la taille de l’embarcation. À peine six mètres. «~C’est très dangereux, nous n’avions pas de gilet de sauvetage, pas de GPS. Seulement Dieu avec nous.~» Comme tous ici, il est chrétien. «~Puis les garde-côtes italiens nous ont repérés et emmenés sur l’île de Lampedusa.~» Transféré dans un autre camp, au nord de l’Italie, Epheriam s’est vu remettre un document l’autorisant à rester en Italie. Sauf que, comme tous les autres, il n’avait que l’Angleterre en tête. Il a donc acheté un billet de train pour Calais. Àcôté de lui, Michael lâche à voix basse~: «~Nous ne sommes pas des agresseurs. Nous voulons seulement la paix. J’aime mon pays. Mais je ne peux pas y vivre. C’est pourquoi je suis parti.~»

Les Érythréennes dorment à part, chez Moustache. «~Pour les protéger et leur permettre de ne pas dormir dehors», ce RMIste les héberge, en dépit de la loi qui l’interdit, dans son deux-pièces, entre la cuisine et le salon. Poursuivi en justice pour de tels actes, relaxé, Moustache continue d’ouvrir sa porte à ces femmes, arrivant parfois avec leurs bébés. Elles aussi ont emprunté la «~filière libyenne~». Adyam est la plus jeune. Cheveux tressés sur la tête, cette adolescente de 16ans est arrivée il y a une semaine. Issue d’une famille de paysans, elle veut aller en Angleterre pour travailler. Comme les hommes, les jeunes filles et les femmes tentent leur chance la nuit tombée.

Après le repas du soir, distribué près du terminal des ferries, les migrants se dispersent vite et rôdent au pied de l’enceinte du port. Recommence alors la partie de cache-cache avec les CRS. De jour comme de nuit, les contrôles sont incessants. Les cars de police tournent autour du port jusqu’à ce que «~la voiture-balai~» , comme l’appelle Moustache, soit remplie et puisse partir pour le centre de rétention. Gardés entre 24 et 48heures, les migrants sont ensuite, pour la plupart, relâchés. Originaires de pays où la reconduite est impossible faute d’accord avec la France ou parce qu’ils sont en guerre, ils ne sont pas expulsables. Parfois, certains racontent qu’ils sont emmenés plus loin, à la frontière belge, voire à l’autre bout de la France. Mais ils reviennent toujours à leur port d’attache, Calais. «~Le plus dur pour les migrants n’est pas de dormir dehors, mais de subir le harcèlement policier et les mesures vexatoires, faites pour les décourager de rester~» , s’emporte l’abbé Jean-Pierre Boutoille, de C’SUR.

La zone portuaire est devenue une véritable forteresse. Les 3~000camions en partance pour Douvres chaque jour sont contrôlés trois fois, avec des appareils de détection humaine, par les agents de la sûreté du port, la police anglaise puis des vigiles avec des chiens qui surveillent les parkings intérieurs. Ce jeudi soir, des ralentissements se forment sur la rocade. Le trafic est très chargé. Beaucoup tentent leur chance~: ils s’élancent des fourrés qui bordent la fin de l’autoroute et se faufilent sous les camions. Sous le premier hangar de contrôle, les agents repèrent deux jeunes hommes recroquevillés sur les essieux d’un semi-remorque polonais. Ils les font sortir sans violence. Ce sont deux adolescents kurdes, croisés la veille dans la jungle autour d’un barbecue improvisé. Ils sont conduits au poste de la PAF, qui, seule, effectue les contrôles.

Pour échapper à la présence policière massive à Calais, des migrants tentent leur chance ailleurs. Depuis la fermeture de Sangatte, les squats se sont ainsi dispersés le long de la Côte d’Opale ou près des aires d’autoroute, voire à Cherbourg. À Loon-Plage, à côté de Dunkerque, des Kurdes irakiens et des Afghans vivent au bord de la voie de chemin de fer dans des cabanes faites de bouts de bois et de roseaux séchés. Derrière, se profilent les grues du port industriel où embarquent les camions. Un groupe de jeunes Afghans, assis autour d’un feu, finit de racler une gamelle d’haricots rouges à la tomate.

À côté d’eux, un enfant de 8 ans s’amuse avec un chat. Tufan est arrivé il y a dix jours avec son père, Amazia, qui raconte dans un bon anglais~: «~Ma femme est morte dans un attentat à Kaboul. Les hommes d’Al-Qaeda sont venus quatre fois chez moi pour m’enrôler. Ils m’ont pris ma maison. Alors j’ai pensé que l’Europe était bonne pour mon fils et moi.~» Amazia enlève son bonnet et exhibe ses cicatrices à la tête. Il s’est battu contre les Russes. Il a été conducteur de camions dans l’armée du général Massoud. Avec colère, il lance~: «~Mais pourquoi, pour protéger mon fils, il faut que je vive ici, dans cette jungle~? On pourrait croire que je suis fou d’emmener mon garçon dans un tel voyage, mais c’est la seule façon qu’il ne meure pas dans un attentat en se rendant à l’école~!~»

Comme chaque soir, posté sur le dernier rond-point avant le port, Amazia guettera encore cette nuit avec son fils le bon camion dans lequel grimper, direction, espère-t-il, la terre promise des migrants.

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