« Les Années », d’Annie Ernaux : Femme du monde

Avec « les Années », Annie Ernaux livre « une sorte d’autobiographie impersonnelle », embrassant six décennies d’évolution de la société.
Avec une puissance d’analyse critique impressionnante.

Christophe Kantcheff  • 7 février 2008
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Arrêtons-nous d’emblée sur l’une des citations mises en exergue des Années . Elle est signée José Ortega y Gasset : « Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous. » Rien de paradoxal dans cette phrase, ni même l’expression d’un regret mélancolique. Mais le constat lucide que le cours de notre existence n’est certainement pas dû à notre seule volonté, et porte l’empreinte de nombreux déterminants historiques et sociaux. Les lecteurs d’Annie Ernaux auront reconnu là l’une des principales caractéristiques de plusieurs de ses livres ( la Place , Une femme , la Honte …), qu’elle qualifie elle-même d’ « auto-socio-biographiques » [^2] : la prise en compte des éléments extérieurs à la subjectivité (codes sociaux, niveaux de langage…) agissant sur elle, dans le récit d’une expérience personnelle capitale.

Les Années ne se détourne pas de ce mode de récit, mais son projet est plus ambitieux encore. D’abord par la période qu’il recouvre : toute la vie d’Annie Ernaux, de son enfance, au lendemain de la Libération, jusqu’à l’époque actuelle. Ensuite par sa « méthode ». Partant de photographies ou d’images de film amateur où elle apparaît, datées d’époques différentes, qui témoignent des changements de son apparence et de l’évolution de son existence, Annie Ernaux retrouve ce qui constituait son environnement social et, plus encore, l’ensemble des « idées, des croyances et de la sensibilité » alors en cours.

L’auteur reconnaît qu’elle a en elle ce projet depuis longtemps, mais qu’elle butait sur la forme à lui donner, jusqu’à ce qu’elle écarte le « je » au profit d’ « une sorte d’autobiographie impersonnelle » . Elle parle (un peu) d’elle à la troisième personne du singulier, mais surtout utilise le « on » et le « nous », plus ambivalents dans ce qu’ils désignent, englobant à la fois Annie Ernaux, son entourage et ses contemporains. « Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde… »

Le résultat est à la hauteur de l’ambition : passionnant, foisonnant, loin d’être épuisé par une seule lecture. Si l’on doutait des pouvoirs de la littérature contemporaine à dévoiler les mécanismes sociaux de la domination, les Années en apporte l’éclatante confirmation. D’une certaine façon, les Années sont à la littérature ce qu’est à la sociologie Esquisse pour une auto-analyse (Seuil, 2004), où Pierre Bourdieu appliquait ses outils théoriques à son propre parcours – Bourdieu, dont la mort fut saluée par Annie Ernaux par un témoignage d’affection et de reconnaissance. Il ne ressort pas des Années un personnage « héroïque », dont la singularité serait essentialisée. Mais une personnalité qui s’est construite en fonction des données familiales et sociales, et malgré elles.

Soixante années défilent ainsi sous nos yeux, à l’imparfait. Soixante années qu’Annie Ernaux donne à voir moins par les grands événements qui s’y sont déroulés que par la répercussion qu’ils ont eue sur son entourage ou sur elle-même, par les sujets de conversation dominants, par la morale en vigueur et par ce qui était tenu pour honteux, par les marchandises disponibles, les chansons diffusées à la radio, les modes de vie… Ainsi, sur le fil de son récit, l’annonce de la mort du général de Gaulle côtoie un épisode de Kiri le Clown à la télévision ; et l’apparition du Walkman, cet objet permettant d’être « muré au monde » , date du temps où Yves Montand et Libération expliquaient que « le remède miracle à la Crise était l’Entreprise » . Soixante années de bouleversements, partant d’un monde réglé par la religion et allant vers la société de « l’ordre marchand » .

Combinant une capacité d’analyse décapante et un fort pouvoir d’évocation, Annie Ernaux touche terriblement juste, d’autant qu’elle maintient une tension permanente entre les désirs d’une femme aspirant à la désaliénation et la pesanteur des conventions et des autoconditionnements. « Nous qui n’avions jamais pris réellement notre parti du travail, qui ne voulions pas vraiment les choses que nous achetions, nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous balançant des pavés sur les CRS » , écrit-elle sur la manière dont, jeune enseignante en province, elle vit Mai 68. Mais, à propos des années 1990, elle écrit : « Nous qui avions avorté dans des cuisines, divorcé, qui avions cru que nos efforts pour nous libérer serviraient aux autres, nous étions prises d’une grande fatigue. Nous ne savions plus si la révolution des femmes avait eu lieu. »

Si les Années développe une vision politique extrêmement critique sur ces six dernières décennies, le livre ne s’emporte jamais. Il impressionne au contraire par sa gravité et le sentiment d’urgence qui l’a porté, trahi par son incipit : « Toutes les images disparaîtront. » Annie Ernaux a écrit les Années pour tenter de contrer les puissances de l’oubli. Même désenchanté, il est un acte de foi.

[^2]: Dans le livre passionnant d’entretien qu’elle a eu avec l’écrivain Frédéric-Yves Jeannet, l’Écriture comme un couteau, Stock, 2003.

Les Années, Annie Ernaux, Gallimard, 242 p., 17 euros.
Culture
Temps de lecture : 4 minutes
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