D’Annapolis à Gaza

Denis Sieffert  • 6 mars 2008 abonné·es

Et voilà Condoleezza Rice au Proche-Orient, appelant, comme si de rien n’était, à la « reprise des négociations israélo-palestiniennes » ! Jamais sans doute la prose diplomatique n’a été plus éloignée de la réalité palestinienne qu’en ces premiers jours de mars 2008. Pendant que la secrétaire d’État américaine invoque le processus de paix d’Annapolis, les habitants des camps de Jabaliya et de Khan Younis, eux, comptent leurs morts. Après cinq jours d’enfer, les survivants émergent des ruines de leur maison, tentant de sauver leurs blessés, brûlés ou mutilés, qui agonisent dans des hôpitaux de fortune. Et lorsque Mme Rice dénonce la violence, ce n’est pas celle des avions et des chars israéliens qui ont fait 120 morts, dont 22 enfants, mais celle des tireurs de roquettes Qassam. Son problème n’est pas l’injustice d’un territoire économiquement et socialement asphyxié, c’est l’acte de rébellion que cette injustice provoque. Comme si, depuis peu, le Hamas avait inventé le conflit israélo-palestinien. Pour autant, et quelle que soit notre émotion, il ne faut pas tenir pour négligeable ce que Mme Rice appelle le « processus d’Annapolis ». Ce n’est certainement pas un « processus de paix », au sens où les Palestiniens pourraient l’entendre, mais c’est bel et bien une stratégie qui passe sans doute par l’écrasement de tout ce qui pourrait résister au projet colonial israélien. La paix des vainqueurs en quelque sorte.

En Cisjordanie, le projet est connu. Il passe par des programmes d’extension des colonies que le gouvernement israélien ne manque pas une occasion de confirmer. Il passe par un morcellement du territoire et la confiscation des ressources. À Gaza, la situation est évidemment différente. En se retirant de cette étroite bande de terres, en août 2005, mais en la verrouillant, en la privant de tout débouché, de port, d’aéroport, et évidemment de toute communication avec la Cisjordanie, Israël a inventé la colonisation sans colonies. À Gaza, moins encore qu’à Ramallah, il n’y a pas d’étapes intermédiaires possibles. Pour que cette population d’un million et demi puisse vivre, il faut un État palestinien avec tous les attributs économiques et politiques de la souveraineté. La misère organisée et aggravée depuis 2005, ajoutée à l’absence de perspective, a donné un coup de pouce supplémentaire au Hamas et aux tireurs de roquettes. Et, comme toujours dans ce conflit, il a suffi ensuite d’une habile communication pour inverser l’ordre des causes et des conséquences. On s’étonne après cela de la haine indicible qui monte dans le monde arabo-musulman. Comme si elle n’avait d’autre origine que religieuse ou civilisationnelle. Signe des temps, l’homme qui promet de rayer Israël de la carte, le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, était, ces jours-ci, reçu triomphalement par le nouveau régime de Bagdad. Celui-là même qui a été installé par la guerre américaine. On aurait tôt fait de l’affaiblir et de l’isoler en réglant le conflit qui alimente toutes les haines dans la région et nourrit son discours.

Mais régler le conflit, outre que c’est une décolonisation dont Israël ne veut pas, c’est aussi reconnaître le peuple palestinien tel qu’il est, et tel qu’en partie on l’a fait à force d’injustices et de rebuffades. C’est donc reconnaître pleinement le Hamas. Et il n’en est pas question. Mais, paradoxalement, une partie des cartes est aujourd’hui entre les mains d’un homme politiquement affaibli : Mahmoud Abbas. Alors que les enfants palestiniens meurent sous les bombes, fût-ce à Gaza, il ne peut plus feindre de croire au processus de paix d’Annapolis. Il le peut d’autant moins que ses « partenaires » israéliens ne lui donnent par ailleurs aucun gage. Il n’a même pas pu obtenir d’eux le gel des prochains programmes de colonisation en Cisjordanie. Il est aujourd’hui placé devant un choix extrême. Ou bien il accepte la main tendue du Hamas qui lui propose de former « sans préalable » un gouvernement d’union nationale. Et il refait alors l’unité de son peuple et contraint à terme la communauté internationale (et en premier lieu, peut-être, l’Europe) à reconnaître le Hamas [^2] ­ ce qui est aussi une façon de contraindre le Hamas à reconnaître Israël ­, ou bien, après un moment de deuil, il repart dans « le processus de paix d’Annapolis » et il donne en quelque sorte le feu vert à l’écrasement de Gaza et de tout ce qui, en Cisjordanie, manifesterait de la solidarité. La paix d’Annapolis ne sera alors plus tout à fait une fiction. Ce sera le nom donné par les Israéliens et les Américains à l’état des lieux après le massacre.

[^2]: La position française est de plus en plus confuse. Quelques jours après la promesse faite au dîner du Crif par Sarkozy de ne jamais serrer la main à un mouvement qui ne reconnaîtrait pas Israël, Bernard Kouchner a plaidé lundi sur France Inter pour un processus politique et des «pourparlers». Avec le Hamas ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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