Le beau sexe

Le scénariste Alan Moore a collaboré avec la dessinatrice Melinda Gebbie
pour réaliser « Filles perdues ». Cette BD splendide réunit les héroïnes d’« Alice au pays des merveilles », de « Peter Pan » et du « Magicien d’Oz ».

Marion Dumand  • 27 mars 2008 abonné·es

Fruit attendu que Filles perdues , et défendu d’un fin blister. La lecture en est interdite aux mineurs, signale un autocollant ; en est réservée aux adultes, insiste-t-il. Une fois ouvert, le volume et ses trois cents pages dégagent une forte odeur, non pas de soufre, mais d’encre et de papier. Tout simplement.

Attisée depuis 2006 ­ date de la parution américaine intégrale ­, la curiosité du public français va enfin pouvoir être rassasiée. Curiosité artistique, d’abord. Quel nouveau chef-d’oeuvre le scénariste Alan Moore nous offre-t-il, après V pour Vendetta, Watchmen et From Hell , pour ne citer qu’eux ? Quel est le produit de sa longue collaboration (quinze ans) avec Melinda Gebbie, artiste de la scène underground américaine, devenue sa femme il y a peu ? Curiosité érotique, ensuite : comment ne pas espérer, au milieu des clichés, une oeuvre pleine de jouissance, de beauté, de finesse ? Aucune de ces attentes n’est trahie par Filles perdues. Elles sont même dépassées.

Trois femmes se rencontrent dans l’hôtel autrichien Himmelgarten , où chaque chambre comporte un Livre blanc de pastiches pornographiques. Le hasard semble avoir réuni là, à la veille de la Première Guerre mondiale, dans un décor (et un dessin) très Art nouveau, un trio disparate. Lesbienne aristocratique, épouse puritaine, Américaine délurée. Pourtant, une reconnaissance s’opère, et surgissent les souvenirs tus jusqu’alors. Derrière les identités adultes se dressent les prénoms enfantins : Alice, Wendy et Dorothy. Et, avec eux, les premiers pas dans la sexualité, qui correspondent ici à l’entrée dans un autre monde, qu’il soit Pays des merveilles, Neverland ou royaume d’Oz. Un monde ni plus ni moins superbe ou cruel que le nôtre, mais marqué par le sceau de la nouveauté.

En de longues confidences, les héroïnes dévoilent la face cachée de leur lune, chacune avec son ton propre, et un graphisme particulier. Les aquarelles racontent la lente descente aux enfers d’Alice soumise à sa « Dame de pique » après qu’elle a été violée par « Jeannot lapin » , un ami de la famille toujours pressé… Les contrastes accompagnent Wendy, follement amoureuse de Peter, qui lui fait découvrir l’extase, le langage cru des Fées et un redoutable capitaine pédophile. Dorothy apparaît, elle, en des cases chaleureuses ; champs et fermes sont un terrain de jeu parfait, pour épuiser les hommes jusqu’à trouver le « magicien » .

Il y a des trouvailles superbes, excitantes, pour chacune de ces « filles perdues » . Un rai de soleil vient se poser sur la fente de Dorothy, si excitée qu’elle aurait pu « jouir sur un cheveu », à deux doigts de se faire prendre pour la première fois et de s’émerveiller : « Il me l’a mise et c’était comme quand on trouve la pièce d’un puzzle. » Ou ce baiser amoureux de Wendy : « C’était comme si j’étais ma langue, et Peter la sienne. Deux créatures marines roses qui ondulaient ensemble dans notre salive. » Et les caprices de la Dame de Pique, chaises musicales tout en godemichés, théâtre de Sade et « jeux d’échecs sexuels humains, où une pièce pouvait se satisfaire sans retenue sur une autre qu’elle venait de prendre » .

Culs, chattes, bites, seins palpitent à chaque page, issus du passé ou présents dans l’hôtel. Des parties fines se déploient pendant ou entre les récits, tous les sexes se mélangent et s’apprivoisent. En long, en large et en travers, le chemin sexuel ne cesse de se parcourir, de s’étoffer. Le chemin tout court: « Nous ne faisons rien de manière isolée, explique Melinda Gebbie [^2] *. Le sexe n’est pas une chambre d’hôpital où nous entrerions en laissant nos estomacs sur le seuil. Nous y emmenons notre âme. »* Et nous y rencontrons les autres.

Filles perdues est un bouquin époustouflant, qui fait réfléchir, ressentir et mouiller. Qui mêle tout avec virtuosité et rigueur, maniant aussi bien la langue que le regard, l’humour que la gravité, le symbolisme que le canular. Seules en sont exclues l’obscénité et la morale. Peut-être parce que Filles perdues veut faire écho à nos propres émois. Peut-être parce qu’il est inconsciemment né d’un rêve troublant, celui d’une petite fille : « Je me souviens m’être réveillée en me demandant ce qu’était le sexe, raconte Melinda Gebbie, et pensant qu’il devait exister quelque part un grand et beau livre […] qui expliquerait » et contiendrait « des histoires, comme il en existe partout ailleurs sur tous les autres sujets, ainsi que de superbes illustrations. […] Je n’avais pas conscience à cet âge que je serais parmi les auteurs de ce livre, dont je pensais qu’il devait exister, quelque part. » Il existe maintenant un grand et beau livre qui explique et excite.

[^2]: Entretiens avec Melinda Gebbie et Alan Moore disponibles en anglais sur le site .

Culture
Temps de lecture : 4 minutes