« On valorise le privé et on disqualifie le public »

Pour le sociologue Willy Pelletier*, la généralisation des partenariats public-privé entretient
le culte de l’entreprise
et l’idée que
la modernité suppose un État modeste dans une économie toujours plus flexible.

Thierry Brun  • 6 mars 2008 abonné·es

En France, le gouvernement a présenté un projet de loi généralisant les partenariats public-privé(PPP), qui n’a suscité que peu de réactions à gauche. Il s’agit pourtant d’une vaste réforme qui concerne les collectivités et l’action publique. Comment analysez-vous cette tendance de fond en faveur des PPP ?

Willy Pelletier : Si, à ce projet de loi, ne répond qu’un silence assourdissant qui vaut presque consensus, c’est, effectivement, pour des raisons structurelles. Les principaux candidats à la présidentielle se sont employés à faire valoir ce qui les opposait. De sorte que n’est plus apparu ce qui les rapprochait, et les rapproche encore. Au premier titre : cette certitude, très Fondation Saint-Simon, mais s’autorisant aussi de Crozier, d’Aron et de Tocqueville, qu’être « moderne » nécessite un « État modeste ». Et une économie toujours plus flexible, réactive aux marchés, dans laquelle l’État, une fois réduit, fonctionnerait comme une entreprise, avec pour mission clé d’aider les entreprises. Nicolas Sarkozy entendait « réduire les charges sociales et fiscales qui pèsent sur les entreprises » . François Bayrou affirmait que « l’entreprise est le moteur ». Ségolène Royal voulait être « la candidate de la France qui entreprend et réhabilite l’esprit d’entreprise ».

Il n’y a pas que les politiques qui entretiennent le culte de l’entreprise…

Depuis vingt-cinq ans, en effet, si l’entreprise a tant la cote, et si s’est imposée cette « croyance économique » libérale analysée par Frédéric Lebaron
[^2], c’est que, dans des secteurs sociaux très différents, une série de transformations se sont synchronisées.

Au gré des fortunes électorales et des amitiés, toujours plus de hauts fonctionnaires et de politiques ont circulé du public au privé, du privé au public, et transporté dans l’État les préoccupations des entrepreneurs qu’ils sont devenus. Un journalisme économique en constante expansion, autonome vis-à-vis des sources publiques et dépendant des publicitaires, diffuse le réalisme économique parmi les cadres. La base du PS se vide d’ouvriers et d’employés pour recruter ces mêmes cadres. Certains secteurs syndicaux (à la CFDT notamment) ont cru que limiter la casse supposait de l’accompagner socialement. Comme l’a, par ailleurs, montré Alain Garrigou
[^3], les formations des jeunes générations de décideurs, à Sciences-Po ou l’ENA, reproduisent plus qu’auparavant, et comme sens commun, l’orthodoxie libérale. Les groupes de presse sont davantage liés aux groupes financiers qu’hier. Les universitaires n’ont plus assez de financements publics, et leur parole, méprisée, est devenue inaudible, sans effets publics. Les principaux médias sollicitent économistes de banque, sondeurs ou entrepreneurs pour dire le monde social. À sa façon, ce projet de loi et le silence qui l’entoure enregistrent toutes les évolutions de ce genre.

Au nom de l’efficience des politiques publiques, il est prévu de généraliser les PPP dans les domaines de l’enseignement supérieur, de la justice, de la police et de la gendarmerie, de la défense et de la santé. Quelle logique prévaut?

Ces projets de partenariat procèdent, eux aussi, de l’intention de renforcer les structures d’autorité en renforçant la hiérarchie, et en faisant taire ceux qui peuvent contester. Les statuts de ces derniers dans la fonction publique leur garantissent encore cette forme d’indépendance que seule la sécurité de l’emploi permet. C’est assez visible dans les politiques juridiques (sanctions des magistrats récalcitrants aux réformes Dati) ou dans l’enseignement supérieur, avec la loi Pécresse : donner plus de pouvoirs aux supérieurs hiérarchiques et au privé, durcir les conditions d’accès à des postes fixes à durée indéterminée. En témoigne, aussi, la mise en scène de l’évaluation généralisée des personnels publics (y compris des ministres), sur le modèle du privé. Et puis, tout comme le Traité constitutionnel européen a été imposé en force, sans doute y a-t-il, dans cette concurrence généralisée que ces partenariats permettront, une façon contournée de rendre vie à la directive Bolkenstein. En tout cas, ces partenariats renforceront la valorisation de ce qui est privé et la disqualification de ce qui est public, sauf si le public fonctionne sur des critères initialement réservés au privé.

Les PPP sont présentés comme l’horizon unique de la nouvelle action publique. Sont-ils inéluctables?

Comme l’observe Bernard Lacroix, de même que certaines entreprises privées organisent leur insolvabilité, le personnel d’État libéral organise depuis des années la paupérisation de l’action publique. Ces partenariats peuvent donc, maintenant, être montrés comme la seule solution. Ils sont inéluctables tant que la gauche de gauche reste si explosée qu’elle ne peut peser dans le débat et réévaluer le service public comme meilleur service du public, en lui donnant les moyens financiers de fonctionner.

[^2]: La Croyance économique. Les économistes entre science et politique, Frédéric Lebaron, Paris, Le Seuil, 2000.

[^3]: Les Élites contre la République. Sciences-Po et l’ENA, Alain Garrigou, Paris, La Découverte, 2001.

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