Sous pression

L’exposition « Les Inquiets », au centre Pompidou, réunit cinq artistes
du Proche-Orient qui font entrer l’histoire, c’est-à-dire la violence et la guerre, dans leurs œuvres.

Christophe Kantcheff  • 6 mars 2008 abonné·es

Les artistes du Proche-Orient sont dans l’actualité française. Hasard du calendrier, le Salon du livre, qui ouvre ses portes le 13 mars, invite cette année des écrivains israéliens (voir Politis la semaine prochaine) ; une pièce libanaise est jouée à Paris ; enfin, une exposition vient d’ouvrir au Centre Pompidou, qui réunit cinq artistes de la jeune génération (nés autour de 1970). Rabih Mroué et Akram Zaatari sont libanais ; Omer Fast et Yael Bartana, israéliens ; et Ahlama Shibli, palestinienne.

Ces cinq artistes font entrer dans leur oeuvre l’histoire récente de leur pays, c’est-à-dire la guerre, l’occupation, la violence… L’exposition se nomme les Inquiets , titre emprunté au roman de l’écrivain israélien d’origine polonaise, Leo Lipski, dans lequel « l’auteur décrit la situation d’artistes qui, grâce à leur hypersensibilité, ont pressenti, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’horreur imminente » (extrait du document distribué par le Centre Pompidou).

Difficile de dire que « l’horreur imminente » est ce que montrent ces cinq artistes. Plus sûrement, les tragédies passées et présentes. Mais ce qui passionne dans leur démarche, ce sont les différentes solutions esthétiques qu’ils trouvent pour évoquer un sujet aussi lourd, vite écrasant. C’est pourquoi les modalités de la représentation viennent au premier plan de leurs préoccupations, implicitement, sinon explicitement.

Ainsi les réflexions d’Omer Fast sur les images et le vocabulaire de la guerre résonnent fortement avec celles de Brian de Palma dans son dernier film, Redacted . Son oeuvre, The Casting , occupe deux écrans recto verso. D’un côté, le visage d’Omer Fast interviewant, mais surtout écoutant un soldat américain qui raconte, d’une part, son expérience de la guerre en Irak et, d’autre part, un rendez-vous avec une jeune femme en Allemagne. De l’autre côté, la fictionnalisation, en plans arrêtés, de ces deux récits emmêlés et une séance de casting (d’où le titre) en vue de cette fiction. Autrement dit, d’un côté ce qui semble être le « vrai » et de l’autre le « faux », plus mystérieux et plus spectaculaire que le « vrai ». Omer Fast met au jour les effets manipulateurs du cinéma et l’opération complexe qui produit de la narration à partir de souvenirs qui ne sont pas forcément reliés.

Avant d’être le titre de son oeuvre à Pompidou, Three Posters était le nom d’une performance artistique conçue par Rabih Mroué (avec Elias Khoury), à partir d’une bande-vidéo sur laquelle un futur martyr du parti communiste libanais a enregistré, dans les années 1980, son dernier témoignage avant d’aller se faire exploser près d’un poste israélien. Mroué se présente frontalement devant la caméra, comme pour une conférence. Il pose ainsi et sans détour toutes les questions soulevées par l’utilisation de cette bande, finalement reconstituée, par le recours aux attentats-suicides de la part de communistes alors qu’ils sont aujourd’hui l’arme indiscutée des fondamentalistes, et par l’impact à l’étranger de sa performance. Le contraste entre la mise à distance de l’objet premier, la vidéo, et le questionnement explicite de son exploitation est particulièrement réussi.

L’oeuvre la plus saisissante esthétiquement est sans doute Low Relief II , de Yael Bartana. ‘uvre découpée en quatre écrans où les images sont d’une couleur sable uniforme, au ralenti et en relief, se donnant comme une fresque, elle montre une manifestation pacifique, en Israël vraisemblablement. L’absence de champ/contre-champ marque deux mondes face à face, celui des forces de l’ordre, sûres d’elles, effrayantes de tranquillité, et celui des manifestants, tout aussi calmes mais dont la tension semble incorporée. Les deux mondes s’interpénètrent quand les policiers déplacent les seconds, installés en sit-in. Le hiératisme de l’image renforce l’irréductibilité de la domination des uns sur les autres.

Si Nature morte , d’Akram Zaatari, où un ancien combattant revêt de nouveau son uniforme militaire, est l’oeuvre la moins convaincante de l’exposition, The Valley , d’Ahlam Shibli, série de photographies de son village natal, Arab al-Shibli, est sans aucun doute la plus directe tout en étant la plus difficile d’accès pour qui ne connaît pas précisément la région. Ahlam Shibli photographie les traces laissées par l’histoire sur son village, qui a dû changer de nom en 1948 avec la création d’Israël. Y apparaît avant tout un sentiment de désolation, qui fait songer aux paysages de Jean-Marc Bustamante. Une terre certes encore habitée par des Palestiniens, mais dont l’âme véritable a dû fuir. La photographe saisit les traces mais aussi ce qui n’est plus…

Culture
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