Edgar Faure ou l’art du contre-pied

Ministre de l’Éducation nationale après Mai 68, le fondateur politique de l’université Paris-VIII était une personnalité originale et un politicien inclassable.
Portrait.

Claude-Marie Vadrot  • 30 avril 2008 abonné·es

Illustration - Edgar Faure ou l'art du contre-pied


Edgar Faure, à droite, à côté de Georges Pompidou et Pierre Messmer, le 10 janvier 1974. / AFP

L’homme qui prit la responsabilité politique de créer le Centre universitaire expérimental de Vincennes fut Edgar Faure, nommé ministre de l’Éducation nationale le 12 juillet 1968 dans le gouvernement de Maurice Couve de Murville, baron du gaullisme ayant succédé à Georges Pompidou après l’écrasante victoire parlementaire de la droite aux élections législatives des 23 et 30 juin. Ce poste ministériel était pour lui le dixième, auquel il faut ajouter celui de président du Conseil, qu’il occupa deux fois. Il fut plus tard ministre des Affaires sociales de Jacques Chaban-Delmas sous le président Pompidou, avant d’être président de l’Assemblée nationale puis académicien jusqu’à sa mort, en 1988.

Cet homme, qui passa une partie de son existence à naviguer entre la gauche et la droite, était en outre un auteur de romans policiers qu’il signait Edgar Sandé sans doute pour marquer sa différence avec son collègue Edgard Pisani… Quelques années avant sa disparition, il déclara : « L’immobilisme est en ­marche et rien ne pourra l’arrêter. » Phrase qui faisait écho à ce qu’il répondait quand on lui reprochait d’être une girouette : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, mais le vent… » Un vent qui tourna vite puisque la fronde des députés de droite conduisit Edgar Faure à quitter son ministère dès le mois de juin 1969. Il avait eu le temps de péren­niser la fac de Vincennes et de faire passer de force une loi réformant profondément l’organisation de l’Université.

De quelques conversations de l’époque, restent deux certitudes. Avec la création de Paris-VIII, il gardait deux satisfactions : avoir joué un bon tour à la droite gaulliste et au monde universitaire, qu’il n’aimait guère, et avoir exilé les contestataires et les gauchistes au bois de Vincennes. C’est d’ailleurs ce qu’il expliquait sans relâche aux premiers pour se justifier d’avoir donné satisfaction aux seconds. Quant au général de Gaulle, pressé de mettre le holà au projet, il répondit sobrement : « Si Edgar Faure était fou, cela se saurait… »

Le 31 mai 1969, le ministre me confiait lors d’un entretien : « Ce centre a été créé conformément à la loi d’orientation des universités, à son esprit et à sa lettre, qui prévoit la ­pluri­disciplinarité. En ce sens, ce qui se fait à Vincennes dans ce domaine est essentiel : le droit, les lettres, les sciences économiques, les arts et les sciences sont en contact étroit. Avec la polyvalence, l’adaptation aux besoins de la vie et au monde moderne, c’est ce que je souhaite pour les nouvelles universités […] *. Mais il est certain aussi qu’il s’agit d’un effort particulièrement audacieux, se situant à l’avant-garde de la loi ­d’orientation. La nouveauté de cet effort interdisait l’élaboration d’une réglementation stricte et précise. Il ne s’agissait pas de fixer un cadre intangible et destiné à être minutieusement respecté, mais de favoriser un changement de comportement des enseignants et des étudiants.*  »
Après avoir évoqué « les passéistes qui ne voudraient rien changer », Edgar Faure ajoutait : « Les 1 400 non-bacheliers qui sont à Vincennes n’ont aucune crainte à avoir, les résultats sur ce point sont intéressants et encourageants. Bien sûr, nous ne pouvons pas appliquer de telles méthodes partout en même temps, mais si l’expérience continue d’être positive, nous en tiendrons largement compte, et de toute façon nous la continuons à Vincennes. » Puis, fidèle à sa réputation, le ministre faisait plaisir à sa droite : « Les supergauchistes sont furieux ; l’un d’eux, dans un article assez curieux, a même écrit que Vincennes était “l’anti-Nanterre, que tout ce qui y était contestable était devenu bien à Vincennes, et qu’il était inadmissible que le capitalisme puisse réussir une telle entreprise !” Bien souvent, ils sont issus de familles bourgeoises, ils peuvent se permettre de perdre un an, ce qui n’est pas le cas des non-bacheliers, qui, eux, n’en ont pas les moyens, et c’est pour cela qu’ils ne réussiront pas à les entraîner. Leurs offensives contre Vincennes pour nous ­contraindre à faire intervenir la police et fermer le centre ne réussiront pas. Pas plus d’ailleurs que les menées d’éléments ultraconservateurs, décidés à ruiner toute expérience sociale. »

Curieusement , après le départ d’Edgar Faure, nul n’osa toucher à la loi d’orientation, votée dès novembre 1968 par des députés mal remis de leurs angoisses à la vue d’étudiants et d’ouvriers dans la rue, ni au centre expérimental, qui devint université l’année suivante. Cet avocat qui passa son agrégation d’histoire du droit à 51 ans ajouta plusieurs fois hors interview : « Je crois avoir eu la peau des mandarins. » Pour un temps seulement.

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